Anecdotes et recommandations autour des œuvres du cahier de partition
Une mystérieuse musique se dégage de ces Papillons, op. 2 de Robert Schumann. Composés en même temps que les Variations sur le nom « Abegg », op. 1, ils sont, comme elles, un enchaînement d’atmosphères contrastées, contradictoires, exaltées, rêveuses, gracieuses, sur lesquelles passent des ombres inquiétantes, fuyantes. Pour bien les dominer, il faut avoir la main légère, mais être également capable, en un instant, de s’incruster dans la profondeur du clavier sans jamais insister. Être là et dans le même temps ne pas s’appesantir, savoir s’effacer… Qui mieux que Guiomar Novaes (Vox), Alfred Cortot (EMI-Warner) et Nelson Freire (Decca) ont su animer les personnages imaginaires de ce bal costumé dont les personnages se dispersent au petit matin quand une sonnerie de cloches émerge du brouillard d’accords qui vont s’évanouissant peu à peu ? Il y a dans leur jeu précis, jusque dans le vaporeux, matière à saisir l’esprit d’une musique fantasque, insaisissable au premier coup d’œil. Alterner leurs interprétations sur YouTube est très instructif sur les liens qui les unissent.
On retrouvera pareil mystère sonore, jeu imagé, quasi visuel, dans les Danseuses de Delphes, premier des préludes du premier livre de Claude Debussy. Il en existe un enregistrement sur piano mécanique par le compositeur lui-même dont on n’est pas certain qu’il soit fidèle à sa propre musique. Il faudra lui préférer une vidéo sur YouTube où l’on voit les mains d’Arturo Benedetti Michelangeli sur le clavier : ce rapport geste/son est essentiel pour tenter de s’en imprégner… avant de se lancer soi-même.

Finale de Papillons, de R. Schumann
Toujours sur YouTube, bien écouter l’interprétation, sans doute plus spirituelle et hédoniste, de Catherine Collard, plus « dansante » aussi, celle à la sonorité plus enjôleuse de Walter Gieseking (Warner), au tempo peut-être un peu lent, en tout cas changeant, et si différente de celui de la vision d’Yvonne Lefébure (Fy), dont les danseuses sont vives et délicates… Comme il faut s’imprégner de l’épure fabuleuse de Monique Haas (DGG), qui semble jouer suspendue au-dessus d’une mer bleue miroitant de reflets changeants.
Changement à vue avec la Sonate K. 332 en fa majeur de Mozart ? Bien moins qu’on pourrait le croire : la précision d’articulation exigée par la musique de Wolfgang Amadeus n’est ni plus ni moins grande que celle demandée par Debussy. Sa musique, tout aussi théâtrale, fait naître autant d’images ; elle est tout aussi colorée par les sonorités d’un orchestre imaginaire, pour ne rien dire des personnages d’opéra. Il faut une fois encore filer sur YouTube – quelle mine inépuisable ! – pour écouter András Schiff (Decca), qui, malgré une prise de son pointue, s’ébroue avec esprit et bonhomie dans le premier mouvement, sans avoir l’air d’y toucher, mais avec une élégance et une présence captivantes qui semblent être le reflet d’une discussion enjouée… Chercher ensuite la version de Nelson Freire (Alphée), qui ouvre un récital capté en public à Toronto, pour admirer combien le Brésilien élargit les perspectives du clavier à ceux d’un orchestre imaginaire avec une tension dramatique irrésistible qui évoque l’opéra. S’arrêter enfin sur le clavier étincelant, allant, d’une simplicité confondante dans sa façon de varier articulations et couleurs sans jamais dévier de sa trajectoire de la pianiste Rosana Martins (Connoisseur Society).
D’apparence simple, la Valse en la mineur, op. posthume de Chopin met quelquefois les plus grands pianistes dans la situation d’avoir si peu de choses à y faire qu’ils s’y perdent un peu en voulant lui donner une « dimension » qu’elle n’a pas… Ne soyons pas étonné si un tout jeune garçon de 11 ans, Charles Heisser (YouTube), alors élève du CRR de Paris, l’a jouée avec une simplicité, un calme et une sonorité de rêve. Le fils des pianistes Jean-François Heisser et Marie-Josèphe Jude avait certes de bons antécédents, mais ce jeu-là, libre et rigoureux, n’appartenait déjà qu’à lui. Tout autre est Pavel Kolesnikov (YouTube), filmé lui aussi en public, pas moins inspiré mais sans doute plus gourmé et sollicitant sans doute bien plus le texte que son tout jeune confrère… Voilà au moins deux façons de jouer avec justesse cette petite bluette piégeuse.