Schott publie une partition de jeunesse du maestro, écrite durant les années éprouvantes qui ont précédé son départ de Russie.

Il voulait être compositeur. Adolescent, il écrit une poignée d’œuvres imprégnées du langage romantique et de l’influence de Rachmaninov, telles la Valse en fa mineur et l’Étude-Fantaisie, cette dernière dédiée à l’un de ses professeurs au Conservatoire de Kiev.

Mais en 1920, à l’âge de dix-sept ans, Vladimir Horowitz enterre son rêve de compositeur. Il se consacre à la vie de pianiste, par nécessité, quand la révolution russe fait basculer sa famille dans l’horreur et la misère.

Tout au long de sa longue et illustre carrière de virtuose, Horowitz évoque peu ses compositions bien qu’il en joue quelques-unes, notamment la Danse excentrique, très appréciée, paraît-il, par Rachmaninov lui-même. Mais c’est une courte pièce quasiment inconnue que la maison Schott choisit de mettre au jour dans une nouvelle publication. Intitulée Fragment douloureux, elle comporte une soixante-dizaine de mesures qui nous confrontent à la jeunesse tragique du grand maestro.

Bernard Horowitz – un spécialiste du pianiste qui n’a aucun lien de parenté – détaille dans son avant-propos les circonstances épouvantables qu’endurait le jeune Vladimir avant qu’il ne quitte la Russie en 1925. Son père, arrêté par la Tcheka, fut condamné à une peine de travail forcé en Sibérie.

Son frère, vétéran de la Grande Guerre et auquel Vladimir rendait visite régulièrement à l’hôpital où il avait été interné, se pendit. Son piano fut jeté par la fenêtre devant ses yeux, dans la rue où tombaient aussi des centaines de corps. Le Fragment douloureux est issu de ces années de souffrance accablante – il aurait été, selon Bernard Horowitz, le dernier morceau que le pianiste a com- posé en Russie.

VLADIMIR HOROWITZ
(1903–1989)
Fragment douloureux op. 14 Schott

La partition en dit long sur la pensée musicale de Vladimir Horowitz dont l’approche est ancrée fermement dans la tradition du XIXe siècle. Les accords, denses et étalés, et les arpèges étendus de la main gauche rappellent d’emblée l’écriture de Rachmaninov. Le sens dramatique de l’œuvre, incarné dans les jeux de contrastes et dans l’indication « Lento, lugubre, misterioso », provient du même esprit qui a inspiré Liszt, Berlioz et Scriabine. Ce dernier est évoqué dans les textures scintillantes qui succèdent aux déclamations pesantes de cette première page. Le thème est lui-même truffé de symboles où le chromatisme est synonyme de douleur.

À l’interprète, le compositeur confie une kyrielle d’indications expressives très précises et rarement employées : « straseinando », « soave », « temperando », « supplichevole » ou encore « agevole ». En termes d’interprétation, Horowitz est terriblement exigeant, ce qui contraste d’autant plus avec une conception harmonique très spontanée, où la tonalité de do dièse mineur n’est jamais annoncée dans l’armure et où les modulations se déploient au gré du narratif.

Ce qui est évident, c’est l’intime connaissance de l’instrument, de ses capacités d’évocation et de sa palette sonore unique capable d’ériger de véritables fresques. Voit-on déjà la plume de celui qui réalisera plus tard ses transcriptions légendaires ? Horowitz est toujours resté discret à l’égard de ses compositions. Elles étaient « trop modestes », selon lui, pour mériter une publication. Par bonheur, la maison Schott n’est pas du même avis. Grâce à ce témoignage, d’une intensité bouleversante, nous connaissons plus profondément l’esprit de ce grand homme au sourire d’enfant.