De l’opéra au clavier, de Londres à Rome, ce Britannique d’adoption fait figure d’homme-orchestre. Après la parution d’un très beau disque dédié aux folk songs de Beethoven avec le ténor Ian Bostridge, il profite d’une pause dans son agenda pour nous livrer sa vision de la musique et chanter son amour du piano.
Vous êtes directeur artistique du Royal Opera House, à Londres, depuis presque vingt ans. En parallèle, vous dirigez l’Orchestre de l’Académie nationale Sainte-Cécile, à Rome…
Le piano fut pourtant mon premier contact avec la musique. C’est lui qui m’a accompagné pendant une grande partie de ma vie, lorsque je travaillais en tant que répétiteur pour de nombreuses maisons d’opéra. C’est vers lui que je vais quand je veux me nourrir de musique, quand je veux sentir le lien tactile avec le son. C’est un besoin vital. En tant que chef d’orchestre, mon rapport avec la musique se fait par des gestes dans l’air (rires), et je n’ai effectivement aucun contact palpable avec le son. Devant le piano, je dois partir à la recherche des sonorités par le poids, le toucher. Tout à coup, je me retrouve à la place des musiciens avec qui je travaille. C’est une vraie leçon d’humilité.
Le piano créait également des liens très forts dans votre famille…

Crédit photo : Musacchio & Ianniello/EMI Classics
Tout à fait. Très jeune, j’accompagnais les chanteurs qui prenaient des cours avec mon père. Mes parents, immigrés italiens, étaient mes modèles. Ils m’inspiraient par leur immense ténacité face à une vie difficile. Cette expérience d’immigrant m’a apporté une richesse de perspective, laquelle s’est bâtie à travers mon enfance à Londres puis aux États-Unis, et mon héritage italien. Cela m’a aidé à me rapprocher de personnes de tous horizons, à apprécier diverses cultures. La musique, elle aussi, est basée sur l’expérience personnelle. Pour ressentir une vraie communion avec les grands sujets d’opéra (souffrance, conflit, passion), il est préférable de les avoir vécus.
Votre identité multiculturelle change-t-elle la méthode de travail vis-à-vis de vos deux orchestres ?
Les approches de l’interprétation musicale ne sont évidemment pas les mêmes, et c’est tant mieux car cela m’enrichit énormément. Mon orchestre à Londres est d’une élasticité incroyable. Les musiciens sont polyvalents, intelligents, et très réactifs face aux changements de style, ce qui est absolument essentiel pour un orchestre d’opéra, lequel est obligé de s’adapter et de se réinventer en permanence en fonction des œuvres. En revanche, le répertoire symphonique qu’aborde mon orchestre à Rome nécessite une identité sonore précise, surtout lorsque sont abordées des œuvres germaniques. Partir à la recherche d’un univers sonore spécifique pour Haydn, Mendelssohn, Schumann ou Mahler est une leçon fascinante. Cependant, comme nous ne possédons pas de longue tradition symphonique en Italie, nous bénéficions d’un avantage assez unique. Nous sommes en effet obligés de nous révéler autrement, d’imprégner notre tradition vocale aux œuvres symphoniques.
Quelle est votre approche de l’opéra et de son évolution ?
Il s’agit de dévoiler l’essence de l’œuvre afin que ses éléments apparaissent en filigrane. Quelquefois, il faut même inventer sa propre narration. Lorsqu’on réussit, les effets peuvent être bouleversants. Mais lorsqu’on rate sa cible, ça peut sonner comme une trahison de la musique. Chaque pays, chaque culture a sa façon unique de rendre vivantes la beauté et la poésie. Il existe une multitude d’approches possibles, mais, selon les lieux et les peuples, elles n’atteindront pas leurs objectifs à tous les coups. En fin de compte, nous essayons tous de raconter une histoire par les moyens qui nous semblent les plus pertinents, fidèles et rigoureux.
L’opéra : art noble ou art populaire ?
Ne nous faisons pas d’illusion. Nous sommes dans l’industrie du spectacle, et je le dis sans aucun embarras. Mais c’est le charme de l’opéra, chacun y trouve son bonheur. L’opéra peut divertir ou bouleverser, évoquer la tragédie ou la comédie, émerveiller. Le répertoire est si varié, si riche qu’il échappe aux catégories et aux limites. Que ce soit l’émotion humaine dans les opéras de Mozart, le conte épique dans ceux de Wagner, la franchise de Verdi ou le romantisme envoûtant de Puccini, l’opéra porte des milliers de visages. On peut lui donner une dizaine de noms, plus il y en a, mieux c’est. Il peut tenir le coup ! (rires)
Y a-t-il de la place pour l’innovation et l’avant-garde dans le monde de l’opéra ?
Il va sans dire que la musique répond à l’innovation. D’un autre côté, les maisons d’opéra doivent également assurer leur survie. Innover et être rentable, ça n’est pas forcément contradictoire, mais ça peut parfois entraîner des désaccords. Il est certain que plus on va chercher dans une direction avant-gardiste, plus le public a tendance à s’y opposer. Il y a un segment des spectateurs qui réclame le confort et la convention, qui a envie de revoir tous les ans la même représentation de La Bohème de Puccini. C’est une contrainte. Mais le public est aussi moteur de l’opéra. Il doit se sentir transporté, immergé, sinon tout devient statique, pour lui comme pour nous. C’est la difficulté de ce métier.
La mise en scène joue-t-elle un rôle contraignant ?
Pour beaucoup de gens, c’est effectivement le facteur déterminant de leur expérience. En Angleterre, il y a une tradition théâtrale de longue date, au cours de laquelle les conventions se sont imposées. Mais à l’opéra, la mise en scène peut faire évoluer l’art. Certaines œuvres bénéficient d’une narration conventionnelle, en costumes d’époque. Toutefois, n’oublions pas que la maison d’opéra n’est pas un musée. Il faut trouver ce qui est stimulant et intéressant tout en respectant la matière musicale. En ce qui me concerne, la communication entre chanteurs et musiciens est d’autant plus indispensable. Quand les artistes s’impliquent totalement dans la production, on ressent leur énergie, leur engagement et leur passion. Le décor, qu’il soit moderne ou conventionnel, a peu d’importance pour moi. Une chaise et un bon éclairage, c’est tout ce que je demande !
Où se situe la population jeune dans l’avenir de l’opéra ?
Cela ne me gêne pas que l’opéra attire principalement un public d’un certain âge. Ce qui me gênerait serait de ne rien faire pour éduquer notre futur public. La plupart des chefs-d’œuvre portent un message universel; l’impact de l’histoire et du drame est si palpable qu’il parvient à parler à tout le monde, à tous les âges. Au Royal Opera House, nous sommes à l’origine de nombreuses initiatives pédagogiques via notre plate-forme « Create and Learn ». La technologie joue un grand rôle pour aller à la rencontre de personnes qui n’auraient jamais côtoyé ce domaine autrement. Pendant le confinement, je faisais beaucoup de courtes vidéos où je parlais de l’opéra ou collaborais avec mes confrères, tels que Jonas Kaufmann et Ian Bostridge. Le résultat a été stupéfiant, nous avons eu 30000 vues dans la foulée pour une seule vidéo ! C’est une tout autre échelle par rapport aux lieux de concerts, qui accueillent entre 1000 et 2000 personnes. Nous vivons dans l’ère de l’information, alors partageons nos connaissances, transmettons nos passions, gardons le lien !
Votre disque Song and Folksongs, Beethoven, avec Ian Bostridge, nous fait découvrir un répertoire assez rare…
Jusqu’au moment du projet, j’ignorais jusqu’à l’existence de ces chants populaires! Ils sont fascinants, n’est-ce pas? À la base, ils viennent certainement d’une initiative commerciale – c’est facile à jouer, accessible, parfait pour la pratique en amateur de l’époque. Mais ils ont sans doute élargi les horizons de Beethoven à travers leurs possibilités d’harmonisation, leur atmosphère atypique et les langues étrangères que l’artiste avait parfaitement su intégrer dans sa musique. La lutte et le conflit que nous entendons dans ses œuvres vocales – Fidelio par exemple – ne se trouvent pas dans cet univers de chant populaire. On découvre une écriture sensible et naturelle, ce qui permet de jeter une autre lumière sur le compositeur.
Qu’est-ce qui vous attire dans le cycle « An die ferne Geliebte », lequel figure également sur votre disque ?
Cette œuvre occupe une place d’honneur dans le répertoire du lied, étant donné qu’elle est le premier véritable cycle vocal. Elle est écrite d’une seule traite, sans aucune interruption entre les mouvements, ce qui était inédit à l’époque (1815-1816). Imaginons le choc que Schubert a dû éprouver face à la découverte d’une telle œuvre, alors qu’il écrivait ses propres mélodies ! Le cycle de Beethoven représente la naissance du lied romantique et il a eu un immense impact sur Schubert et les compositeurs du xixe siècle. Quelle concentration d’idées dans ces quelques pages de musique ! Le flux continu et le thème qui forment l’unité de cette œuvre sont pour moi précurseurs du drame wagnérien.
Beethoven a-t-il influencé le monde de l’opéra ?
C’est certain que Beethoven tout comme Haydn et Mozart apportaient une dimension fondamentale à l’opéra italien et à l’univers sonore du bel canto. Cependant, on peut aussi dire le contraire, que Beethoven était influencé par les chanteurs qu’il entendait, comme ce fut le cas pour Mozart. Prenons la mélodie Adélaïde par exemple, où l’on entend, dans l’introduction, des gestes empruntés à la voix et des ornements venus de la tradition vocale italienne. L’œuvre sonne comme un air d’opéra.
Vous menez de nombreux projets d’enregistrements en ce moment…
Je me sens très privilégié d’avoir pu mener tant de projets alors que les enregistrements d’opéras en studio sont assez rares actuellement. Parmi les projets de cette saison, il y a un enregistrement d’Otello, avec Jonas Kaufmann et « mon » orchestre de Santa Cecilia, un récital Brahms avec le violoncelliste Luigi Piovano, les 5e et 6e Symphonies de Vaughan Williams, le Requiem de Berlioz… Beaucoup de ces projets ont été freinés par la crise sanitaire – chaque chose en son temps, donc. Mais la situation est effectivement très précaire. Pour ma part, je fais de mon mieux pour garder le contact avec mes deux orchestres à distance. C’est important que les musiciens sachent que leur travail va reprendre.
Le monde si unique de l’opéra se prête-t-il facilement aux enregistrements en studio ?
Après avoir travaillé sur tant d’enregistrements, je connais intimement les problématiques de cette configuration. Ce que captent les microphones en premier, c’est l’indifférence. Il faut absolument contourner cet obstacle. Nous avons tendance à viser un travail précis et méticuleux devant les microphones, à privilégier la clarté et la lucidité. Mais cela ne suffit pas. Il faut faire vivre la musique, il faut communiquer avec eux comme s’ils étaient vivants, leur parler, leur expliquer. C’est ce que j’ai appris au fil du temps. Les enregistrements permettent bien sûr une certaine sécurité artistique car on peut reprendre et refaire. Mais justement, il est facile de tomber dans ce piège et de perdre l’essence organique de l’œuvre. Grâce à mon métier de chef d’orchestre d’opéra, j’ai appris à façonner de longues lignes, à manipuler des œuvres de très grandes proportions. Cela est devenu extrêmement utile dans le studio.
Or le spectacle vivant porte haut la dimension visuelle et l’impact immédiat de l’opéra…
Absolument. À mes yeux, tout genre de musique est sublimé par l’expérience en direct, que ce soit la musique classique ou le rock. L’expérience réelle de la scène est si viscérale, si palpitante ! Cela laisse un souvenir indélébile et marque nos vies. Quand on y pense, l’opéra représente l’improbable. Il faut une telle quantité de ressources, de talent technique et artistique pour effleurer l’objectif! L’opéra est une métaphore du travail d’équipe : il y a des chanteurs sur scène, mais n’oublions pas l’orchestre, le chœur, le personnel technique, tous ceux qui jouent un rôle dans cette immense collaboration. Quand l’ensemble est réuni, nous voilà devant une véritable célébration de l’art sous toutes ses formes. L’impact de l’opéra sur le public est indéniable – la dimension visuelle du théâtre et poétique de la narration ont des effets bouleversants. Gare à la complaisance, sinon on perdra la puissance de l’opéra et du récit. Interpréter un opéra, en fin de compte, c’est comme raconter une histoire à un enfant. Il faut faire naître la promesse de l’aventure et de la découverte.
Propos recueillis par Melissa Khong