À l’origine, il y a un coup de foudre artistique. Celui d’une icône de la danse contemporaine pour un jeune prodige russe du piano. Animés d’une même passion pour l’auteur des Variations Goldberg, les artistes décident de se lancer ensemble dans une performance autour de ce chef-d’oeuvre. Entretien croisé entre les deux artistes depuis Londres et Bruxelles.
Anne Teresa De Keersmaeker, vous êtes à l’origine de ce duo autour de l’œuvre de Bach. Pourquoi les « Variations Goldberg», et pourquoi Pavel Kolesnikov ?
A. T. K : J’avais déjà travaillé sur les Suites pour Violoncelle de Bach avec Jean-Guihen Queyras et sur les Concertos brandebourgeois avec Amandine Beyer. Je venais d’avoir 60 ans. Les Variations Goldberg se sont imposées. C’était une manière de revenir sur cinquante ans de danse, une sorte de jubilé d’or. Ensuite, je me suis mise à la recherche d’un pianiste. On m’a envoyé plusieurs enregistrements, c’est comme cela que j’ai découvert Pavel. J’ai été immédiatement frappée, séduite, intriguée par son jeu et par son discours. J’y ai entendu une sorte de romantisme abstrait qui m’a énormément plu, une brillance, une clarté dans le toucher, doublée d’une très grande sensibilité. Et puis, Pavel avait une telle manière de parler de son instrument, à la fois structurée, technique mais aussi profondément philosophique et poétique. Pavel, tu ne devrais pas écouter tout cela ! (rires)

Crédit photo : Hugo Glendinning
P.K. : De mon côté, j’avais déjà dans l’idée de faire quelque chose sur Bach, mais je ne trouvais pas de porte d’entrée. Et même dans mes rêves les plus fous, je n’aurais jamais osé commencer par les Variations Goldberg ! Mais l’offre d’Anne Teresa était de celles qu’on ne pouvait pas refuser…
Comment avez-vous procédé pour travailler ensemble ? Comment s’est déroulée votre collaboration ?
A.T. K : Dès le début, nous avons beaucoup échangé. Pavel m’a expliqué ce que cette pièce signifiait pour lui, les défis qu’elle représentait. Puis, nous avons analysé la partition, en profondeur, techniquement et musicalement. Nous avons aussi travaillé par mots-clés. C’est Pavel qui les proposait. C’était une véritable inspiration: d’un côté, il y avait cette analyse musicale, concrète, objective, et de l’autre ces évocations poétiques.
P.K.: Mais on ne révélera pas ces mots-clés ! Ce qui est fascinant avec les Variations Goldberg, c’est que c’est l’une des pièces les plus connues au monde, et pourtant on ne sait toujours pas grand-chose sur son origine. Il y a quantité de théories à ce sujet, mais aucune n’a été validée. Nous nous sommes donc plongés dans cet univers mythologique qui les entoure. C’est de là que proviennent ces dix associations d’idées. Dix mots-clés qui, à mes yeux, font partie intégrante de cette pièce. Mais je dois avouer que lorsque je les ai proposés à Anne Teresa, je ne m’attendais pas à ce qu’elle les prenne autant au sérieux ! (rires)
A.T. K : Pour moi, ces mots-clés sont avant tout des catalyseurs, des déclencheurs. Ils servent à créer un mouvement dans le temps et dans l’espace.
Anne Teresa De Keersmaeker, vous avez souvent qualifié l’œuvre de Bach « d’invitation à danser». Pourquoi ?
A.T. K : Il est vrai que je commence à avoir une assez longue histoire avec l’œuvre de Bach. Les Variations Goldberg sont mon sixième rendez-vous. Bach m’accompagne depuis mes débuts. Pour moi, il représente avant tout le mouvement. Le mouvement est omniprésent dans sa musique. C’est ce qui nous meut et nous émeut. Dans toutes ses pièces, qu’elles soient religieuses ou profanes, on retrouve toujours les danses de l’époque : les menuets, les gigues, les allemandes… C’est toujours une invitation à danser. Et Bach, pour moi, c’est aussi la structure. Mais sans pour autant être systématique. C’est une sorte de « lucidité ensoleillée ». La clarté, la structure et le détail. C’est l’abstraction incarnée. Quelque chose de profondément ancré dans l’expérience humaine. Lorsqu’on écoute Bach, on reconnaît quelque chose, sans pouvoir le nommer ou le définir. On ressent quelque chose de fortement inscrit dans notre chair, dans nos os, sur notre peau. Cette abstraction incarnée, c’est ça Bach pour moi. Et c’est également une force, une force vitale, qui va vers l’avant et vers le haut. On le ressent particulièrement dans les Variations Goldberg : il y a ce mouvement en spirale qui monte au fil des variations, qui monte, monte, alors que vos pieds restent ancrés dans le sol. L’espace s’ouvre, et avec lui, la conscience d’appartenir à quelque chose qui nous dépasse. En ce sens, c’est une vraie célébration de notre humanité.
Que ce soit sur les Concertos brandebourgeois ou sur les Suites pour Violoncelle, vous ne dansiez jamais seule. Pourquoi cette volonté cette fois-ci de danser en solo ?
A. T. K : Ça a été une décision compliquée à prendre. Je voulais vraiment faire un solo sur les Variations Goldberg. Revenir sur mes cinquante ans de danse, de chorégraphie, de relation avec la musique, sur le vocabulaire que j’ai développé au cours de ma carrière. Là aussi, d’ailleurs, on retrouve ce mouvement en spirale. Le problème, c’est que je n’avais pas immédiatement réalisé le rôle crucial de la polyphonie dans les Variations Goldberg. J’ai d’ailleurs failli abandonner l’idée du solo à cause de cela. Comment traduire une telle polyphonie avec un seul danseur ? Finalement, j’ai décidé de maintenir le solo et d’incarner autrement cette polyphonie : à travers mes mouvements dans l’espace, mon dialogue avec Pavel, mon rapport à la lumière. D’une certaine manière, je me suis départie de l’ambition de traduire littéralement la structure de la pièce. J’ai pris la liberté d’en faire quelque chose de plus intuitif.
Et puis la crise sanitaire s’est installée…
A.T. K : Oui, nous devions commencer les répétitions, lorsque le premier confinement a été annoncé. Je me suis réfugiée à la campagne, Pavel s’est confiné à Londres. Nous avons travaillé via Zoom, malgré les décalages de son et les bugs informatiques, ce qui était, je dois dire, assez héroïque ! (rires)
P.K.: Et dès que cela a été possible, j’ai sauté dans le premier train pour Bruxelles. Nous avions deux semaines pour répéter avant la première. C’était incroyablement enthousiasmant: après plusieurs mois de confinement à Londres, sans rien pouvoir faire, se retrouver d’un seul coup à Bruxelles pour cette première, c’était un sentiment indescriptible.
A.T. K : Même si cette première ne s’est déroulée que devant quarante personnes à cause des mesures de distanciation !
P.K. : Oui, c’était une atmosphère un peu particulière, très solennelle. Il se passe quelque chose de très étrange avec ce spectacle. Normalement, quand on sort de scène, c’est un moment de joie, d’exultation. C’est très différent avec les Variations Goldberg. Quand nous saluons à la fin, Anne Teresa et moi, je me sens triste, triste de devoir arrêter, triste que ce soit terminé. C’est une ascension spirituelle, dont il est difficile de redescendre. Et je n’ai qu’une envie, c’est de recommencer.
Pavel Kolesnikov, parallèlement à ce projet avec Anne Teresa De Keersmaeker, vous venez également d’enregistrer les Variations Goldberg chez Hyperion.
P.K.: C’est exact. Comme je l’ai dit, je cherchais depuis longtemps un moyen de me confronter à l’œuvre de Bach. Et les Variations se sont révélées être la meilleure porte d’entrée. Même s’il est intimement lié au projet avec Anne Teresa, il faut quand même préciser que cet enregistrement est très différent de l’interprétation que je donne sur scène. D’ailleurs, lorsqu’Anne Teresa a entendu l’enregistrement pour la première fois, elle n’a pas pu danser dessus. C’est donc un disque intrinsèquement lié à notre performance, mais qui a pris une direction différente.
Vous préférez en général les pianos anciens. Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir le Yamaha CFX pour cet enregistrement ?
P. K. : Dans mon disque sur Louis Couperin (Hyperion, 2018), j’avais déjà fait le choix d’un son « imaginaire », qui ne faisait pas référence à quelque chose de préexistant. Un son que j’entendais dans ma tête et qu’il fallait que je trouve, que je crée. Pour Couperin, j’avais cherché un son très physique, très présent. Pour Bach, j’ai voulu quelque chose de plus abstrait. Quelque chose sans corps propre, sans poids. Et c’est en travaillant avec les techniciens de Yamaha à Londres que j’ai trouvé ce son, sur ce piano assez inhabituel !
Dans une précédente interview, vous nous aviez confié que le studio vous convenait mieux que la scène, pour la liberté qu’il offrait. Est-ce toujours vrai ?
P. K. : Oui, j’aime beaucoup le studio. Je suis convaincu que ce type d’interprétation serait impossible sur scène pour des raisons à la fois acoustiques et psychologiques. Je voulais faire de cet enregistrement quelque chose de très intime, dépourvu de tout artifice, qui offre à l’auditeur une expérience très personnelle. Comme si l’on chuchotait à son oreille, ou plutôt comme si le son provenait directement de son imagination, comme si la musique était à l’intérieur même de sa tête. Je voulais atteindre ce niveau d’intimité. Et ça, ce n’est possible qu’en studio. Pour créer cette atmosphère, mon producteur et moi avons beaucoup expérimenté. Les micros sont placés très près du piano. Ce qui a d’ailleurs un peu décontenancé l’ingénieur du son. Mais c’est ce qui donne cette sonorité intime, intérieure. Et la prise de son évolue aussi au fil des Variations. Pour l’une d’entre elles, j’ai même étalé une écharpe en laine sur les cordes pour étouffer un peu la résonance. Le piano sonne presque comme un pianoforte ou comme une boîte à musique. C’est un son nostalgique, qui parle directement à l’imaginaire.
Lorsqu’on enregistre les Variations Goldberg, est-il possible de faire abstraction de l’interprétation légendaire de Glenn Gould ?
P. K. : Pour Anne Teresa De Keersmaeker comme pour moi, Glenn Gould était le problème central, « l’éléphant » au milieu de la pièce. Évidemment, c’est une référence incontournable, que l’on soit d’accord ou non avec son parti-pris. Pour ma part, je voulais absolument me tenir éloigné de cette référence, et c’est pourquoi travailler avec Anne Teresa a été une telle chance. Tout ce long processus de travail commun avec elle m’a obligé à voir les choses autrement, à penser différemment. Et, malgré tout le respect que j’ai pour lui, j’ai complètement oublié Glenn Gould ! Je n’avais tout simplement plus le temps d’y penser, j’étais obligé de réfléchir de manière indépendante, de faire table rase. Ça a été une vraie chance pour moi.
Anne Teresa De Keersmaeker a souvent utilisé cette phrase du sculpteur Brancusi pour décrire Bach : « La simplicité est la complexité résolue ». Diriez-vous qu’elle s’applique aussi à votre interprétation des Variations Goldberg ?
P. K. : C’est une très belle citation. En russe, on dirait : « Il faut du travail pour dissimuler le travail ». Je voulais un enregistrement des Variations Goldberg qui sonne naturel, qui soit joué sans effort. Mais ça demande un travail méticuleux, difficile. Il faut être à la fois humble et ambitieux quand on s’embarque dans une telle aventure. Il faut accepter d’avancer pas à pas, mais avoir également le courage d’embrasser l’œuvre dans sa totalité.
Et quelle est la suite pour vous ?
P. K. : Je vais continuer à me plonger dans Bach, c’est certain. Peut-être jouer les Variations Goldberg seul sur scène, ce serait une expérience encore différente. Je suis déjà en train de travailler d’autres pièces de Bach, juste comme ça, pour moi, mais je ne sais pas encore ce que je vais en faire. En tout cas, cette expérience a vraiment changé la manière dont je conçois mon travail. Avec Anne Teresa, pour ce spectacle, nous avons eu la chance immense de disposer de beaucoup de temps, ce qui est très rare. Nous avons pu laisser ce projet reposer, infuser. Laisser le temps aux choses de se développer. C’est devenu un point central dans ma manière de travailler : laisser les possibilités ouvertes, ne rien forcer, laisser les choses prendre forme. En somme, avoir le luxe du temps.
Propos recueillis par Lou Héliot