Beatrice Rana a remporté le Premier Prix du Concours de Montréal en 2011, avant de gagner la médaille d’argent du Concours Van Cliburn, en s’inclinant de peu devant le Russe Vadym Kholodenko – admirable pianiste, s’il en est, lui aussi. Depuis, cette jeune femme s’est imposée au sein d’une génération extraordinaire par le nombre, la qualité et l’originalité des talents qui en émergent. À 28 ans, elle publie un disque Chopin, historique à bien des égards, en cette rentrée de septembre.
Rana n’avait que 18 ans quand le jury du concours canadien sacrait cette Italienne formée dans son pays par Benedetto Lupo et en Allemagne par Arie Vardi. Mais la liste des professeurs ne dit rien de la stature d’une musicienne née un clavier en or dans la bouche : une année après avoir été mise au piano à 4 ans, elle donnait son premier concert !
Depuis 2011, Rana a publié quelques disques remarqués : la splendeur instrumentale de ses Variations Goldberg de Bach ne céde pas un pouce devant la maîtrise intellectuelle exigée par une partition de plus en plus jouée et enregistrée depuis que, voici presque un siècle, le tout jeune Rudolf Serkin la gravait sur un rouleau de piano pneumatique, juste avant que Wanda Landowska ne s’y colle à son tour sur son clavecin Pleyel. Vingt ans plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, Glenn Gould s’imposera, tout jeune lui aussi, avec son enregistrement publié en 1955 (Sony).

Beatrice Rana,
Études op. 25, 4 scherzi,
Warner, sortie le 24 septembre 2021.
Rana est plus du côté de la splendeur pianistique du Claudio Arrau des années 1940 – dont l’enregistrement sera publié bien plus tard – que de l’effervescence serkinienne, de la lisibilité senza pedale de Gould ou encore de l’expressivité d’une claveciniste dont la force de conviction invincible fera perdre son statut de monument intimidant à l’œuvre. Rana joue les Goldberg en explorant autant les combinaisons polyphoniques et rythmiques complexes des variations qu’en exprimant la joie conquérante qu’il y a de les dominer et d’en dévoiler la spiritualité qui en émane et en est la source. Personne ne reprochera à l’artiste de les avoir enregistrées et jouées en public à l’âge de 24 ans, en osant ce son profond, riche ne contrariant néanmoins pas l’austérité du propos. Mais dans cette œuvre, c’était neuf en sa génération.
Puis il y eut ce formidable disque consacré aux Miroirs de Ravel, à Petrouchka et à L’Oiseau de feu de Stravinsky, dans l’arrangement de Guido Agosti. Quelle splendeur pianistique ! Quelles virtuosité et imagination ! Quelle nature profonde de musicienne ! Il faut écouter l’alchimie sonore et la désolation des « Oiseaux tristes » et de la « Vallée des Cloches » quasi perlemutériens pour comprendre la stature et l’indépendance d’esprit de cette pianiste.
Et puis voici que Beatrice Rana enregistre les Études op. 25 et les quatre scherzos de Chopin, quasi cinquante ans après la publication des célèbres deux cahiers d’études par Maurizio Pollini (DGG). Son Chopin en est l’antithèse, au point qu’il semble être l’an 1 d’une nouvelle ère, manifeste esthétique aussi puissant que la récente Sonate de Liszt par le tout jeune Benjamin Grosvenor (Decca). Tout le monde n’appréciera pas que l’artiste ose une expressivité, une souplesse agogique, une liberté de diction stupéfiantes qui la situent dans un courant historique et esthétique hautement subjectif qui remonte au XIXe siècle. Le piano de Beatrice Rana est chatoyant, doux comme une indienne aux couleurs fondues échappées d’une toile de Delacroix, son éloquence est nocturne plus que solaire, fondée sur un imaginaire qui évoque les soirées d’été à Nohant chez George Sand.