Le Français Bertrand Chamayou livre une riche interprétation de l’imposante fresque écrite en 1944 et qui fut pour lui une « révélation » : ses Vingt Regards sur l’Enfant-Jésus font éclater un éblouissant son et lumières.
Les « Vingt Regards » de Messiaen vous ont accompagné pendant plus de trente ans ! Une véritable histoire d’amour ?
Un coup de cœur venu à l’âge de neuf ans, quand j’ai découvert la partition dans la bibliothèque très fournie d’un ami pianiste. Je me souviens encore de la sensation qui m’a parcouru lorsque je tenais devant moi ces pages remplies de dièses, de bémols, de clusters impressionnants. L’impact était tout d’abord visuel, comme c’était le cas avec les Jeux d’eau de Ravel. Je trouvais le dessin tellement beau sans savoir ce que cela représentait en musique. Cette complexité pure a fait naître une fascination enfantine – « C’est le nec plus ultra », m’étais-je dit dans ma tête de gamin ! (rires) Petit, mes goûts musicaux étaient tournés vers la modernité – je me suis mis à pasticher la musique de Ravel, Debussy, Prokofiev et peu après, Messiaen. Les Vingt Regards ont habité ainsi toute mon enfance. J’ai écouté, partition en main, le disque de Michel Béroff, que mon grand- père a trouvé dans une brocante à Albi. J’ai joué, dès que j’ai pu, les pièces les plus accessibles du cycle. J’ai respiré du Messiaen, ses œuvres pour piano, pour orchestre. En enregistrant les Vingt Regards, j’étais frappé par l’étendue de son influence sur l’identité de mon jeu et ma sensibilité d’interprète.

« Les couleurs de Messiaen,
je ne les vois pas, je les ressens. »
L’œuvre de Messiaen sollicite aussi une recherche sonore qui propulse encore plus loin les capacités de l’instrument…
L’exploitation du piano moderne et de tous ses registres extrêmes, qui a commencé avec Liszt, est encore plus remarquable chez Messiaen. Cela a beaucoup influencé la manière dont je cherchais à faire sonner l’instrument, à orienter mon jeu, à distribuer les plans sonores afin de mettre en valeur les registres et les couleurs. Si l’on décèle une prédilection pour la luminosité dans mes interprétations, c’est justement grâce à cette œuvre qui a eu un effet déterminant sur la construction de mon jeu pianistique.
Parlons de couleur. Dans les mains de Messiaen, elle assume un rôle plus fondamental que jamais, disait le compositeur George Benjamin dans une interview.
C’est absolument vrai. Il y a peu de gens qui connaissent Messiaen comme George Benjamin ! D’ailleurs, j’ai beau- coup échangé avec lui à son sujet pendant l’enregistrement. Les couleurs de Messiaen, je ne les vois pas mais je les ressens sous forme de texture, notamment à travers les sonorités de cloches qui pénètrent toute l’œuvre. J’adore le son des cloches. À une époque, je les ai même enregistrées pour les reconnaître à tel endroit ! Ce qui est fascinant, c’est la manière dont tous les sons s’harmonisent afin de créer l’impression d’une seule masse sonore entourée d’un halo. C’est ce que représente l’harmonie de Messiaen – un cluster de sons harmonieux et individuels. Si Schoenberg et Boulez voyaient dans les dissonances un outil de provocation, c’est tout l’inverse chez Messiaen, lui qui a dit n’avoir jamais écrit de dissonances de sa vie ! Et le devoir de l’interprète est d’arriver à organiser ces multitudes de timbres et de couleurs pour en faire un vitrail lumineux, de donner une consonance à ces accords riches et complexes.
L’interprétation d’Yvonne Loriod a-t-elle une valeur absolue ?
J’ai une grande tendresse pour Yvonne Loriod, figure indissociable de la musique de Messiaen. De ses deux gravures, la deuxième m’a fortement marqué par sa technique supérieure et par son regard assez objectif. Je trouve fascinant l’écart entre ce qu’elle propose et ce qui est écrit sur la partition, surtout quand il s’agit du tempo. À mes yeux, toute indication sur la partition est subjective, y compris l’indication métronomique, peut-être l’élément le plus concret. Ce que l’on cherche, c’est un caractère, une identité, une émotion – un choix qui épouse un certain naturel. Les tempi d’Yvonne Loriod valent tout autant et m’ont permis de me sentir plus libre dans mes choix. J’aime cette diversité de tempi que l’on trouve dans les propositions des autres pianistes qui jouent les Vingt Regards.
À la différence des enregistrements de Béroff, Muraro et Aimard, vous avez choisi d’entourer les Vingt Regards d’hommages à Messiaen. Quelle est son influence sur des compositeurs ?
Elle est multiple. Le langage de Messiaen est si riche qu’il se propage partout, dans toutes les générations de compositeurs, d’après-guerre et d’aujourd’hui, et dans les approches musicales très différentes – celle de Boulez, celle de la musique spectrale. Son rôle a été déterminant dans l’histoire de la musique. Aujourd’hui, ses morceaux, d’une incroyable richesse, nous parlent tou- jours, comme c’est le cas des Vingt Regards. La force de cette œuvre est universelle.