L’acte fondateur fut un concert de Sviatoslav Richer et du Quatuor Borodine. Dans la partie centrale du mouvement lent de l’Opus 26 de Brahms, Richter a sorti des sons telluriques de son piano, une matière sonore qui vrombissait. Je n’avais jamais entendu ça ! Puis j’ai suivi en France les stages d’Evgeny Malinin à Tours. Il m’a proposé de venir à Moscou, où je suis arrivé en 1986.
À Paris, la pédale devait être mise de façon parcimonieuse, pour ne pas être entendue, et pour mon premier grand cours à Moscou, Malinin me demande des pédales très longues, un son plus global, plus orchestral dans la 5e Sonate de Scriabine. C’était Stendhal ou Flaubert contre Dostoïevski ! À Moscou, on usait de métaphore poétique, on parlait de toucher, mais on ne disait rien de précis sur le plan technique. L’analyse formelle était bien présente, mais elle passait au second plan.
À Paris, on sortait la loupe. Elena Richter, une femme de l’ombre et grande pédagogue, me parlait du « parlando au bout du doigt »…

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Mais ce parlando, vous le trouvez chez Sofronitzki comme chez Cortot qui ont de grandes similitudes de jeu. Plus tard, je me suis aperçue qu’il y avait des différences fondamentales d’approche du son entre Sofronitzki, Richter et Gilels, et aujourd’hui encore elles existent entre Lugansky, Berezovsky, Melnikov et Kissin qui appartiennent toujours à l’univers russo-soviétique. Et cela continue avec Trifonov, Geniusas et Kholodenko qui sont un peu plus « internationaux ».
Je pense qu’il y a une confusion entre l’école russe et le système d’éducation soviétique qui était d’une efficacité incroyable, organisé, hiérarchisé et réparti sur tout le territoire, avec un niveau très homogène. Et puis, on entre au Conservatoire à 18 ans, pas avant, et après être passé par Gnessine ou l’École centrale. À Moscou, il y avait des chapelles et des rivalités, mais on avait surtout l’impression d’entrer dans l’histoire dès ses premiers pas dans le Conservatoire dont les vieux planchers craquaient… Et puis, il y avait cette sublime salle de concerts avec des prix de place très réduits. Nous y étions tous les jours et je sentais cette ferveur, cette nécessité musicale chez mes copains.