Depuis une décennie, David Salmon et Manuel Vieillard cultivent leur complicité au sein du Geister Duo. Ce type de formation est rare. Celle-ci est à suivre de très près !

Comment vous êtes vous rencontrés ? Comment est venue l’envie de constituer un duo ?

Manuel Vieillard : Dans le train qui nous menait l’un et l’autre à Courchevel en 2010, pour un stage de piano individuel. Nous avons beaucoup discuté et sympathisé durant le stage. J’étais déjà au CRR à cette époque et David y est entré à la rentrée suivante.

David Salmon : Très vite nous nous sommes mis à jouer ensemble, pas de façon très régulière au départ. Peu à peu l’envie d’approfondir la pratique du duo s’est affirmée. Nous avons eu la chance de pouvoir jouer en public le Concerto pour deux pianos de Francis Poulenc, ce qui nous a poussés à un travail plus en profondeur. Cela a été en quelque sorte un point de départ, puis nous avons intégré la classe de duo d’Emmanuel Strosser au CRR de Paris, parallèlement à nos cursus respectifs.

Crédit photo : Franck Jaillard

M. V. : Je suis ensuite parti étudier à Berlin, pendant deux années, David ayant alors intégré le CNSM de Paris. L’activité de notre duo est devenue plus sporadique, mais je suis revenu en France en 2017 vraiment motivé par l’envie d’approfondir le chemin du duo au CNSMDP, chez Claire Désert, dans le cadre d’un master de musique de chambre.

Comment les enseignements de ces deux artistes, qui jouent souvent en duo, se sont-ils complétés ?

D. S. : Emmanuel Strosser a un rapport très direct à la musique ; il donne des outils – extrêmement efficaces –, il n’impose rien mais il libère plein de choses. Claire Désert nous poussait peut-être plus dans nos retranchements. Tous les deux se rejoignaient dans un grand respect de la partition et de ce que nous proposions. Ils étaient toujours dans le dialogue, jamais dans le « il faut jouer comme ça ! » M. V. : J’ajoute que nous avons beaucoup appris aussi en 2018 et 2019 à l’Académie de la Roque d’Anthéron auprès de Christian Ivaldi, du Trio Wanderer ou du violoncelliste Yovan Markovitch : autant de rencontres mémorables !

C’est désormais à Salzbourg que votre formation continue…

M. V. : Nous sommes entrés au Mozarteum l’an dernier, en cycle postgraduate dans la classe du duo Tal & Groethuysen. Ils ont une approche assez différente des partitions, très claire et directive pour Mozart ou Schubert, bien plus libre pour, par exemple, la Valse de Ravel. C’est très enrichissant, complémentaire du CNSM. Et nous travaillons ainsi le répertoire germanique en prévision du Concours de l’ARD de Munich. Au clavier, David est toujours en bas, Manuel toujours en haut. Comment s’est décidée cette répartition des rôles ?

M. V. : Nous alternions mais, rapidement la disposition pour laquelle nous avons désormais opté s’est imposée, de façon très naturelle. Chacun s’y sent plus à l’aise et plus à l’écoute de l’autre. Moi, à droite, j’ai plutôt la responsabilité de tout ce qui est phrasé, timing, rubato, élan, tandis que David, à gauche, s’occupe du soutien, de la texture, de la pédale – une part gigantesque du jeu, qui peut casser une interprétation ou la sublimer !

D. S. : Et ça correspond plus à nos personnalités respectives ; nous essayons d’aller le plus loin possible dans ce sens-là.

Comment se passe le travail en duo ?

D. S. : Pour moitié en solo, pour l’autre à deux. Nous nous voyons quasiment tous les jours car l’essentiel du travail d’interprétation se fait ensemble ; la mélodie est conditionnée par le matériau qu’il y a en dessous et réciproquement. À partir de là, tout un jeu d’écoute se met en place entre nous. C’est devenu une manière commune de respirer, qui permet de pousser au maximum le travail du son et de la phrase que nous développons ensemble. En duo de piano, pour être entier, il faut être deux ; si l’autre n’est pas là, rien n’est possible ! Quelles sont vos principales orientations, vos envies en matière de répertoire ?

M. V.: De Bach au xxe siècle ! Nous rêverions de faire l’intégrale de la musique de Schubert – la bible du duo de piano –, près de six heures de musique dont on ne connaît souvent que la Fantaisie en fa mineur… Et pourtant, il existe deux sonates – géniales! –, des variations, des marches, etc. Il y a tant d’œuvres à explorer, par exemple chez Schumann, Dvorák, ou encore chez Herzogenberg – compositeur méconnu et franchement séduisant ! – ou dans le répertoire français, chez Charles Koechlin, par exemple. Vous penchez plutôt vers le quatre mains ou le deux
pianos ?

D. S.: Pour des raisons pratiques – un piano de moins à louer et à installer sur scène –, les organisateurs demandent plus souvent du quatre mains, mais dès qu’une occasion de jouer à deux pianos se présente,
nous la saisissons ! À deux pianos, chacun dispose de son propre espace, à la différence du quatre mains où il faut réussir à trouver une liberté dans un espace très contraint – le quatre mains suppose une forme d’abnégation. La dimension orchestrale, très physique du deux pianos a un effet libérateur après une longue période passée sur le quatre mains… Après un 2e Prix à l’International Schubert Competition, en République tchèque, et un 1er Prix au Concours international de piano à 4 mains de Monaco, en 2019, celui de l’ARD à Munich, en septembre.

M. V. : C’est même la plus importante compétition aujourd’hui. Les concours de duo sont rares: il y a six ans que le duo piano n’y avait pas figuré. Vous imaginez à quel point nous brûlons d’impatience ! Le répertoire qu’il nous faut préparer, à quatre mains et à deux pianos, est vaste et cela nous a conduits à de très belles découvertes, parmi lesquelles la Sonate à quatre mains d’Hindemith ; une œuvre vraiment géniale.

Autre cap décisif dans votre jeune carrière, vous venez d’enregistrer votre tout premier disque pour Mirare.

D. S. : Nous avons envisagé différentes options pour, finalement, retenir trois œuvres que nous jouons depuis longtemps et qui correspondent étroitement à notre univers: les Images d’Orient de Schumann, les Variations sur un thème de Schumann de Brahms et, beaucoup plus rare, De la Forêt de Bohème

M. V.: … ce Dvorák est une partition à quatre mains étonnante, extrêmement descriptive, assez déroutante pour les interprètes. On a affaire à une succession de petits contes musicaux d’une écriture très riche et orchestrale : c’est une musique d’énergie qui passe vraiment bien en public.

Et cette première expérience du studio ?

D. S.: Extrêmement intense, très positive, grâce à la présence et l’écoute attentive d’Alban Moraud, notre merveilleux ingénieur du son et directeur artistique. Vous découvrirez ça dans quelques mois !

Propos recueillis par Alain Cochard