Enregistrer l’intégrale de la musique de chambre de Brahms, c’est l’ascension épique qu’a entreprise l’intrépide pianiste. Il raconte sa quête avec simplicité et franchise à l’occasion de la sortie remarquée de ses gravures des quatuors avec piano et des sonates pour violoncelle.

Vous aviez déjà réalisé une intégrale Brahms pour piano seul en 2016. D’où vient votre attachement pour ce compositeur ?

Du berceau de ma petite sœur. Elle avait une boîte à musique qui jouait le Wiegenlied. Je ne savais pas que c’était lui, mais j’adorais la remonter. À l’adolescence, j’ai découvert sa musique de chambre et me souviens particulièrement des trios. L’affinité s’est renforcée en travaillant mes premiers Brahms : les rhapsodies et l’Opus 118.

Crédit photo : Jean-Baptiste Millot

Et quand avez-vous su que vous alliez vous y consacrer ?

Cela ne s’est pas produit tout de suite. Jouer, travailler et écouter ses œuvres me touchait profondément. C’est en grande partie lui qui m’a fait décider à 16 ans de devenir pianiste professionnel après avoir pratiqué la gymnastique à haut niveau. Un risque pris sans trop savoir ce que la vie me réservait. À mon entrée au CNSMDP, les trois premières pièces de l’Opus 116 étaient imposées. Je m’y sentais chez moi. Ce précieux lien de familiarité ne s’est jamais défait.

Qu’a représenté votre 1er prix au Concours international Brahms en 2005 ? S’attaquer à une intégrale n’est pas anodin ! Cela relève presque du sacerdoce…

Cette dimension est trop restrictive. Parlons plutôt d’un épanouissement artistique. Si j’ai préparé ce concours, c’est avant tout pour son nom. Il m’a permis de valider mes sensations. J’ai ensuite fait un premier disque Brahms qui a bien marché. De là est née l’idée de l’intégrale pour piano seul. J’avais presque tout joué et cela n’avait pas été fait depuis longtemps. Et j’avais aussi des partenaires chambristes avec qui je m’entendais bien, alors pourquoi ne pas poursuivre l’aventure ? Ce n’est pas un choix stratégique ou de collectionneur. Certes, on centre son engagement sur un seul projet, mais c’est une vraie joie, pas une frustration !

Vos deux derniers albums sont consacrés aux trois quatuors avec piano ainsi qu’aux deux sonates pour violoncelle. Que représentent ces œuvres dans la production de Brahms ?

Dans sa musique de chambre, j’aime le traitement qu’il accorde aux différents instrumentistes. Pas de dominant ni de dominé. Il joue des complémentarités pour enrichir le discours et faire circuler les idées musicales. Ses œuvres naissent souvent d’un éclair de génie qu’il développe. Si la Deuxième Sonate est plus approfondie sur les plans harmonique et virtuose, la première a cette intériorité qui colore nombre de ses œuvres. Quant aux quatuors, je n’ai découvert le si beau Deuxième qu’à 25 ans… En dehors de Schumann, il n’y avait jusque là que très peu d’œuvres pour cette formation. Brahms y crée un espace orchestral gigantesque qui imprègne tout son univers.

On vous y entend entouré du Quatuor Hermès et de Raphaël Perraud. Comment choisissez-vous vos partenaires ?

Il doit y avoir une évidence dans le vécu en musique, comme une synergie dans laquelle on se découvre et l’on sent qu’on est soi-même. Difficile d’expliquer comment on bouge avec les harmonies et les couleurs. On aura beau détailler les respirations, sans ressenti partagé, l’effort est vain. De plus, chacun doit faire preuve de recul pour accepter les remises en question. Le soliste qui devient chambriste change-t-il de peau ? Tout dépend des musiciens et de leur ego. La position du concerto est simple, on doit être écouté et faire passer sa vision. La position du récital l’est également car on est seul. En revanche, celle de la musique de chambre ne convient qu’à condition que personne ne cherche à tirer la couverture à soi. Cette attitude me pose un vrai problème déontologique. Je suis très tolérant sur les erreurs de chacun, mais quand la motivation première est de se mettre en avant… Particulièrement chez Brahms qui n’a pas composé ainsi!

Vous attaquerez-vous aux presque deux cents lieder ?

Non, l’intégrale est trop souvent prétexte à montrer qu’on est capable de tout jouer. Ce n’est pas du tout ma démarche. La fascination que j’ai pour toute sa musique de chambre est sincère et réelle. J’aimais tout suffisamment pour avoir envie d’enregistrer. Il y a des lieder que j’adorerais faire, mais ce n’est pas le cas de tous.

Donc, dans vos albums, aucune œuvre n’est faible à vos yeux ?

Non, et si quelqu’un me dit le contraire, je lui opposerai des arguments. Brahms était extrêmement exigeant dans ce qu’il nous a laissé. Il a brûlé beaucoup d’œuvres qu’il ne voulait pas qu’on voie. Pour cette raison, je n’aime pas trop les pièces qui resurgissent. Certes, c’est lui, mais ce n’est que du travail. Intéressant pour un passionné, pas plus.

Vous sentez-vous enfermé dans une position d’intégraliste ?

Aucunement ! Ce n’est qu’un projet, une étape dans l’évolution d’un processus artistique. Certes, cela restera ancré dans mes tripes et je continue d’ailleurs à jouer la musique pour piano seul que j’aime toujours autant travailler et interroger.

Vous ne vous sentez donc pas la pseudo-responsabilité de savoir parfaitement jouer Brahms jusqu’à la fin de votre carrière…

Non. Mais de même qu’on aurait pu se demander quel était le poids des grandes interprétations dans ces œuvres puisqu’il y a forcément des références incroyables!

Parmi lesquelles ?

Julius Katchen. Il a gravé la première intégrale pour piano seul. Elle est vertigineuse, un peu comme Artur Schnabel qui fut le premier à enregistrer toutes les sonates de Beethoven. Ces interprétations vivent encore et conservent toute leur force. Se dire qu’on doit faire mieux ne fait aucun sens. Je ne sais pas ce que vaut mon travail, mais la vérité absolue n’existe pas.

Auriez-vous aimé rencontrer Brahms ?

Évidemment ! Mais j’aime aussi l’idée que son œuvre me suffit. C’est un rapport presque idéal. Elle n’a pour moi aucun travers, alors que l’homme, je lui en aurais forcément trouvé !

Peut-on dire qu’il a façonné votre pianisme ?

Oui, mais ce n’est pas définitif. Il faut trouver chez lui la richesse, l’ouverture et la douceur du son. Son côté charpenté nécessite une utilisation entière du corps différente de Mozart ou de Chopin. La connexion au clavier se fait avec une certaine lenteur, on apprend à sentir que le son vient de loin, pas d’une simple articulation digitale. Cette masse sonore, ni dureté ni puissance, fait le propre de Brahms.

Comment le contexte actuel impacte-t-il votre rapport à la scène ?

À la fin du premier confinement, j’ai senti que le public revenait en fête. Les expériences sont incomparables entre écouter à distance ou entouré de mélomanes attentifs. Cette ferveur renouvelée porte les musiciens. Aller au concert n’est plus un simple acte culturel.

Propos recueillis par Rémi Bétermier