(1888-1964)
Pédagogue visionnaire autant que créatif, Heinrich Neuhaus est l’une des figures essentielles du piano soviétique au XXe siècle. Lui-même remarquable concertiste, il compte des élèves prestigieux, au premier rang desquels figurent Sviatoslav Richter et Emil Gilels. Ces disciples vont révéler son génie à travers le monde, avant même que l’ouvrage sur les principes de son enseignement ne soit publié.
Doué d’un talent musical et d’une qualité d’expression rares, ce maître des mots est persuadé que la pédagogie du piano, comme celle de l’art en général, doit être en connexion avec la vie, et donc s’adapter, comme les lois de la dialectique, aux conditions de l’instant. Professeur et interprète, penseur à la culture universelle, il rédige nombre d’essais ainsi qu’un livre majeur (L’Art du piano), dans lesquels il détaille ses conceptions de l’interprétation, de la technique pianistique et de la relation maître-élève. Son approche n’est pas celle d’un musicologue ni d’un théoricien, mais celle d’un « professeur-pratiquant ».
Né en Ukraine dans une famille aux racines germaniques, de nationalité russe, il reçoit une bonne part de son éducation hors de l’Empire. Il n’est donc jamais un produit de cette culture, ce qui le distingue de ses collègues et maîtres de l’école de piano soviétique : Igumnov, Goldenweiser, Feinberg… Son érudition européenne dans les domaines littéraire, philosophique et artistique va forger sa conception de l’art, en relation avec les aspects éthiques, humanistes, sociologiques et politiques de son temps. Il est très critique envers le stalinisme, et il faut attendre 1958 avant qu’un premier essai (signé de Yakov Milstein, sous contrôle de la censure de l’époque) soit édité et rende publics des éléments biographiques et des traits de sa créativité en tant que professeur ou interprète.

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Une éducation européenne
C’est à Elisabethgrad (aujourd’hui Kirovohrad) que naît, le 12avril 1888, Heinrich Gustavovitch Neuhaus. Gustav, son père, protestant originaire de Rhénanie, et Olga, sa mère, née Blumenfeld – dans une famille uive convertie, qui vient peut-être de Pologne, mais plus probablement d’Autriche –, tous deux fort bons pianistes et professeurs cultivés, ont ouvert dans leur ville la première école de musique. Leur enseignement, auquel assiste le jeune Heinrich, est principalement basé sur la technique et les éléments physiques du jeu pianistique, autant d’aspects qu’il finira par détester pour se concentrer plus tard sur la dimension intellectuelle de l’apprentissage. À l’âge de 9 ans, il donne son premier récital public, jouant impromptus et valses de Chopin, compositeur auquel il vouera sa vie durant une indéfectible passion. C’est dans son entourage familial, et plus particulièrement aux côtés de Felix Blumenfeld, qu’il forge son éducation musicale, découvrant les œuvres de Richard Strauss, de Wagner, de Scriabine, de Debussy et de Ravel. En 1902 et 1904, il fait deux voyages en Autriche et en Allemagne, où il assiste à plusieurs représentations d’opéras de Wagner au festival de Bayreuth.
Une rencontre déterminante
Olga, sa mère, n’est autre que la sœur de Felix Blumenfeld, célèbre pianiste, compositeur, chef d’orchestre et professeur. C’est sur ses conseils que le virtuose précoce – il démontre des dons exceptionnels et un goût prononcé pour l’improvisation– part étudier à Berlin en 1905 avec Leopold Godowsky. Il est déjà un concertiste apprécié lorsqu’il arrive dans la capitale allemande, à l’âge de17 ans, chez son professeur. Ce dernier aura un énorme ascendant sur son jeu, lui apportant « des éléments de clarté et de logique ». L’adolescent profite alors de l’intense activité musicale de Berlin pour entendre tous les grands interprètes de passage et pour se produire lui-même en concert.
C’est en Italie, où il fera des séjours de plusieurs mois en 1908 – période dont il se souviendra comme de la plus heureuse de son existence et qui aura « une influence considérable sur sa vie spirituelle » –, qu’il développe une passion pour l’histoire, l’architecture et la peinture. Il rentre en Russie à l’hiver 1909, mais il retourne bien vite perfectionner sa technique auprès de Karl Heinrich Barth, à la Hochschule de Berlin, où il étudie également la composition et la théorie. Barth, dont Arthur Rubinstein est aussi l’élève, enseigne le piano dans la tradition conservatrice de l’école allemande, considérant que la « véritable » musique s’arrête à Brahms. S’il reconnaît la musicalité du pianiste russe, il trouve « que ses doigts manquent de force et son jeu, de puissance ».
Il lui fait travailler des pièces de virtuosité, lui intime de « jouer aussi fort qu’il le peut ». Sur les conseils de Godowsky, l’élève quitte Berlin sans même avoir obtenu son diplôme. Dégoûté de « l’arrogance prussienne », il reconnaît tout de même avoir acquis énergie et goût du travail auprès de Barth. Il part par la suite retrouver son ancien maître à l’académie de musique de Vienne. Godowsky lui enseigne « la musique avant le piano, le respect du texte, la clarté du geste musical comme la plasticité du mécanisme pianistique », ce qui marquera profondément ses propres conceptions pédagogiques. Puis arrive la Première Guerre mondiale, qui va ruiner ses projets de concerts en Europe et aux États-Unis.*
Un retour aux sources
Sans réelle attache culturelle avec sa Russie natale, ce polyglotte – il connaît six langues – intègre en 1915 le conservatoire de Saint-Pétersbourg. Il en sort diplômé au bout de quelques mois. Dès l’année suivante, il obtient son premier poste de professeur à Tbilissi, en Géorgie. De la révolution russe qui fait rage à partir de l’automne 1917, Neuhaus garde le souvenir « d’un chaos indescriptible ». Il retourne à Kiev grâce à un poste de professeur et il y demeure de 1919 à 1922, s’y produisant souvent en soliste, incluant dans ses programmes nombre d’œuvres modernes, parmi lesquelles celles de son cousin germain Karol Szymanowski. C’est à cette époque qu’il se lie d’amitié avec Vladimir Horowitz, venu étudier avec Felix Blumenfeld, qu’il épouse Zinaïda Eremeeva (dont il se séparera dix ans plus tard), qui lui donne deux fils, dont Stanislas (1927-1981), qui deviendra un célèbre pianiste et plus tard l’assistant de son père au conservatoire de Moscou, où celui-ci est transféré en 1922.
La révolution a fait fuir bon nombre des prestigieux pianistes et professeurs de la capitale, parmi lesquels Siloti, Rachmaninov et Medtner. Neuhaus va devenir un élément fondamental de la renaissance de l’école russe de piano, non sans conflits avec le régime, qui lui reproche ses idées libérales et humanistes, acquises en Europe occidentale. En tant que concertiste, il gagne une position de premier plan dans la vie culturelle moscovite, s’impose comme le seul pianiste d’envergure dans cette période post-révolutionnaire (Yudina et Sofronitsky sont encore à Petrograd – aujourd’hui Saint-Pétersbourg). Durant la saison 1922-1923, il donne l’intégrale des sonates de Scriabine – compositeur banni du régime pour « mysticisme » –, qu’il contribue à faire accepter. Il se produit avec le Quatuor Beethoven, comme avec les plus grands solistes du moment, fait connaître au public russe la Sonatine de Ravel ou le cycle de Ma mère l’Oye. Son style et son répertoire se démarquent radicalement de ceux de ses collègues.
Gilels et Richter pour disciples
Malgré plusieurs opportunités de s’installer en Allemagne, Neuhaus ne quittera jamais la Russie, sans doute pour éviter des représailles à sa famille, mais également en raison de ses liens avec l’intelligentsia, et notamment avec le poète Boris Pasternak. Il devient l’un des professeurs les plus recherchés, son érudition et son charme naturel attirent les élèves les plus talentueux. L’objectif de Neuhaus est de développer leur créativité individuelle en leur apportant une ouverture d’esprit sur la vie et l’art, tout en encourageant leur indépendance de pensée. Autant de notions en opposition avec l’idéologie du régime. Après la mort de Blumenfeld, Emil Gilels, attiré par la nouveauté de son enseignement comme par ses choix de répertoire, intègre la classe de Neuhaus en 1934. Richter, qui juge Goldenweiser « académique et sans imagination » et Igumnov « un excellent musicien, pianiste original mais sans panache », y entre à son tour trois ans plus tard. Il raconte qu’en venant chercher à Moscou « quelque chose de nouveau et d’inattendu », il avait trouvé en Neuhaus « celui qui (lui) avait ouvert les yeux ».
Ses élèves remportant de nombreux concours, « l’École Neuhaus » s’impose sur la scène internationale, mais sa propre carrière d’interprète est ralentie par une diphtérie qui lui laisse des séquelles. La maladie l’oblige à placer sa technique « sous la gouverne de sa pensée », en une forme de « victoire de l’esprit sur le corps », selon ses termes. Il utilisera ses recherches sur sa technique pour sa méthode pédagogique, et les relatera dans un livre, L’Art du piano, dont il a commencé l’élaboration. Directeur du conservatoire (bien malgré lui) de 1935 à 1937 et d’origine allemande, Neuhaus, à l’entrée en guerre de l’URSS en 1941, est suspecté de collaboration avec l’ennemi.
Arrêté en novembre, interrogé, torturé et emprisonné pour « crime contre-révolutionnaire et propagande antisoviétique », placé en isolement pendant six mois, il échappe miraculeusement au peloton d’exécution. Il n’est relâché qu’en juillet 1942 pour être condamné à cinq ans d’exil en Sibérie. Grâce aux efforts de ses élèves, au premier rang desquels Emil Gilels, et de sa troisième épouse, Sylvia Aichinger, il évite de justesse les travaux forcés. Il est même autorisé, sous stricte surveillance, à enseigner au conservatoire de Sverdlovsk (aujourd’hui Ekaterinbourg), ainsi qu’à donner quelques concerts.
Bien qu’à cette époque il vive dans des conditions précaires, son incroyable force de caractère lui permet de ne jamais renoncer à sa créativité. Autorisé à rentrer à Moscou en novembre 1944, il retrouve son poste au conservatoire, qu’il conservera jusqu’à sa mort vingt ans plus tard, non sans s’engager ouvertement dans de nouveaux conflits avec le régime, en défendant des compositeurs accusés de « formalisme », parmi lesquels Chostakovitch, Prokofiev, Khatchaturian ou Miaskovski. Position qui lui vaut de multiples brimades et à ses élèves – notamment Richter et son propre fils Stanislas – des mesures de rétorsion. C’est en 1958, à l’occasion de son 70e anniversaire, qu’il donne son dernier concert officiel à Moscou. Il met également un point final à son livre. Ce n’est qu’en 1960 qu’il est de nouveau autorisé à voyager hors d’URSS, avant que sa santé ne se détériore. Hospitalisé en septembre 1964, il reçoit la visite de son vieil ami Arthur Rubinstein quelques jours avant de s’éteindre.
Un enseignement peu académique
L’approche de Neuhaus était radicalement différente de celle des autres professeurs. Il escomptait de ses élèves qu’ils intègrent le langage du compositeur, sa logique, sa structure, son support harmonique et son essence. Il insistait sur la sonorité et l’équilibre des timbres comme sur celui des nuances. Il n’acceptait d’ailleurs dans sa classe que des élèves pianistiquement déjà très bien préparés. Ses cours étaient le plus souvent publics, et plus l’auditoire était dense, plus il était inspiré. Il ne suivait jamais des principes dogmatiques. Il s’intéressait avant tout au processus de la construction artistique d’un élève ainsi qu’à l’influence du maître sur le disciple. Par différentes remarques pratiques, il démontrait au piano les plus fines nuances de phrasé, de rythme ou de dynamique qui bâtissent une interprétation. Pour lui, un pédagogue se devait avant tout d’enseigner la musique et non le piano. « Vous devez d’abord comprendre ce que vous jouez, et ensuite seulement comment le jouer », répétait-il souvent. Il formera ainsi plusieurs générations de pianistes d’exception, parmi lesquels Gilels et Richter bien sûr, mais aussi Yakov Zak, Victor Eresko ou Radu Lupu.
Discographie
Sa production, bien que limitée, révèle une sensibilité raffinée, une sonorité au charme irrésistible, des respirations et une liberté de ton qui laissent percevoir son érudition et son imagination. Tantôt classique héritier de l’école allemande, tantôt moderne explorateur, il possède une fluidité de jeu et un legato d’un naturel confondant qui font merveille dans Beethoven (Sonates « Clair de Lune », « La Tempête », mais aussi 30e et 31e) ou dans Brahms (Klavierstücke). Sa version de la Sonate pour deux pianos K. 448 de Mozart, avec son fils Stanislas, reste un modèle du genre, tout comme leur vision de la Suite « Silhouettes » d’Arenski. On retiendra encore une interprétation profondément touchante du Premier Concerto de Chopin – dont il laisse au disque un vaste choix de mazurkas, valses, nocturnes, polonaises ou ballades ainsi que la Sonate n°3 – ou ses lectures mémorables de Scriabine. Il laisse encore des témoignages dans Bach (extraits du Clavier bien tempéré), dans Debussy (Préludes), les Kreisleriana de Schumann, le Premier Concerto de Liszt, quelques Préludes op.34 de Chostakovitch ainsi que des Visions fugitives de Prokofiev. On lui connaît aussi quelques disques de musique de chambre, notamment de Beethoven. Ces enregistrements sont les précieux legs d’un homme qui disait avoir aimé deux choses dans la vie : l’art et l’humanité.