Tous les cinq ans pendant trente ans, Alex Dutilh, le producteur d' »Open Jazz » sur France Musique s’est rendu au domicile de l’artiste dans le New Jersey pour l’interviewer. Devenu l’un des rares interlocuteurs privilégiés du musicien, il se confie sur ces rencontres riches en anecdotes qui dévoilent – un peu – le mystère de cette personnalité fascinante.
J’ai découvert Keith Jarrett au début des années 1970. J’étais tombé sur son premier disque en trio pour le label Vortex (Life Between the Exit Signs, 1967). Jarrett n’était absolument pas célèbre à ce moment-là. On ne connaissait que ce qu’il avait fait dans le quartet de Charles Lloyd qu’il avait rejoint à 21 ans et qui avait été un immense succès. J’ai donc écouté avec curiosité et me suis dit: “Tiens, voilà un pianiste singulier.” Cela ne ressemblait à rien de ce qu’on avait eu auparavant en trio de piano. Et ça n’avait rien à voir avec les standards, puisqu’il jouait à l’époque des compositions originales. C’était beaucoup dans l’énergie, avec encore une sorte de fièvre du jazz new-yorkais de cette époque-là. On sortait à peine du free-jazz… Après cela, j’ai réécouté différemment le groupe de Charles Lloyd. Et j’ai compris, dans les solos que Jarrett prenait alors, que c’était un phénomène. Il y a chez lui ce volcan en éruption sous-jacent qui le brûle : il est possédé! Quand je l’ai connu bien après, j’ai compris l’importance de cet état. Enfin. Mon approche de Jarrett a donc été flamboyante! Ce n’est pas du tout celle du Köln Concert, qui, quand il est arrivé, n’était pour moi qu’un épiphénomène.

Crédit photo : Olivier Bruchez
Première rencontre, j’ai 45 minutes de retard… ça passe !
Je l’ai rencontré nettement plus tard, au milieu des années 1980, à Juan-les-Pins. C’est la seule interview que je n’ai pas faite chez lui. Jarrett acceptait, dans ces années-là, de jouer dans un festival, qui plus est, en plein air, ce qu’il a beaucoup refusé ensuite. Norbert Gamsohn lui fournissait à chaque fois un piano absolument sublime! Et puis, il résidait avec son épouse à l’Eden Rock du cap d’Antibe, un palace avec une histoire incroyable. Il y restait une semaine, pour un seul concert: la vie royale. Alors quand on a su, avec Arnaud Merlin, qu’on pouvait le rencontrer, on y est allé. On lui a fait un coup infaisable: trois quarts d’heure de retard… On part de Paris, notre avion a du retard, on est pris dans les embouteillages entre l’aéroport et le cap d’Antibes. Bref, on s’attendait, avec la réputation qu’il avait, à se faire jeter. Pas du tout! On fait une longue interview, justement sur les rapports du classique au jazz. Après deux heures d’échange, sa femme vient le chercher pour aller à la plage. “Non, je n’ai pas fini.” Il s’est vraiment pris au jeu! Non seulement il ne nous a pas congédiés, mais il s’est montré très disponible.
Un plan reçu par fax pour retrouver sa maison
Plus tard, j’ai eu envie de faire une rétrospective sur l’ensemble de son travail de musicien de jazz. Je suis donc allé chez lui. Quand on prend rendez-vous, on passe par son manager. C’est assez amusant : deux, trois jours avant, il vous envoie un plan pour trouver la maison. À l’époque, c’était par fax. L’endroit est paumé, on passe au bord d’un lac, en pleine nature et quand on arrive chez lui, il n’y a rien d’autre, pas de voisinage. C’est une bâtisse en pleine forêt, une ancienne ferme, du xviiie siècle peut-être, qu’il a retapée. La grange est devenue son studio. À partir de là, on a pris rendez-vous tous les cinq ans. Le quinquennat n’est pas un hasard.
La période permet suffisamment d’évolution pour envisager les rencontres de façon fraîche. Le studio jouxte la maison. Au rez-de-chaussée, Jarrett gare sa voiture. À l’étage, on accède à un grand espace avec une cabine d’enregistrement et deux Steinway ! À mon premier passage, il me l’a simplement fait visiter. Au deuxième, nous y avons réalisé l’interview. Je lui demande alors : “Pourquoi deux instruments ?” Il me répond qu’il y a là un Steinway américain et un Steinway allemand. En fonction de leur origine, ils ont des caractéristiques différentes. Ainsi, quand il prépare une tournée en Europe, il travaille sur l’allemand et quand c’est aux États-Unis ou au Canada, sur l’américain.
Dans son studio, on trouve aussi des guitares, des flûtes, des percussions, une batterie… Il joue de tous ces instruments. C’est ici qu’il a enregistré Spirits en 1985, que j’ai longtemps considéré comme un ratage complet. Lui m’a dit à plusieurs reprises que c’est le disque auquel il tient le plus car il y aborde l’instrument, non pas par la technique, mais comme moyen d’expression d’un corps musicien. Pour lui, c’est là la vérité de la musique.
Devant une page blanche
Pour les concerts en solo, il joue le jeu de l’improvisation totale. La qualité du concert dépend de son état physique, psychologique et émotionnel, de ce qu’il s’est passé dans la journée. C’est une vraie éponge. Il dit qu’il s’assoit devant une page blanche. Il n’a aucune idée de ce que va être la première note, la première phrase, le premier motif rythmique et il se laisse emporter. Quand il dit que la musique le traverse, cela ne pourrait être autrement. C’est de l’ordre du sensible. Après, sa technique pianistique fait que ses mains répondent à la moindre idée. Il dit clairement que ses doigts lui échappent, mais il a une telle qualité de toucher qu’on a l’impression que c’est un discours maîtrisé. Ce qu’il maîtrise, c’est la technique, pas du tout la pensée musicale.
Capricieux ?
Il a cette image de personnage insupportable et capricieux, d’une diva qui claque la porte si trop de gens toussent dans la salle… Elle est juste ! Mais il le justifie. Pour les concerts en solo, sa concentration est telle que le moindre événement extérieur briserait sa bulle et le flux dans lequel il s’immerge. Alors il dit que c’est par respect pour le public qui attend de lui quelque chose d’exceptionnel. Je me souviens d’une fois à Juan-les-Pins où il s’est interrompu sur un éclair de flash. Un de mes confrères de Télérama avait déclenché son appareil. Il ne savait plus où se mettre, évidemment ! Jarrett n’a jamais su que c’était lui. Il souhaite en fait que son public soit en empathie totale et aussi disponible que lui à recevoir de la musique. Si on a la grippe, mieux vaut ne pas y aller !
Je me suis souvent ennuyé…
Revers de la médaille, je me suis souvent ennuyé à ses concerts, sur certaines parties, vu qu’il ne prépare rien. C’est un peu comme faire de l’auto-stop : il se peut qu’aucune voiture ne passe. On l’entend parfois chercher, tourner autour, comme s’il marmonnait… Ça peut durer vingt minutes ! Sauf qu’à la vingt et unième, quand il raccroche, là, la salle décolle à la verticale ! On tombe dans un registre de son, d’harmonie, de rythme encore inouï. Parfois c’est cinq minutes, parfois c’est trente, et on se dit qu’on vit un moment exceptionnel. Le mot est parfois galvaudé, je l’utilise très peu, peut-être pour Charlie Parker, Louis Amstrong, John Coltrane : c’est un génie. Un jour, je lui demande : “Te rends-tu compte que tu es une référence pour tant de pianistes dans le monde ?” Parce qu’à chaque fois que je rentrais à Paris de chez lui j’avais quatre pianistes parisiens qui voulaient boire un coup avant que je publie. “Peut-être, me répond-il, mais tu sais, la seule chose qui m’importe, c’est qu’il y a eu cinq génies dans l’histoire du jazz et que je veux juste être le sixième.” Pas parce qu’il a la grosse tête. Parce qu’il est convaincu qu’il a la mission de véhiculer quelque chose d’exceptionnel.
Fatigue chronique
Il est longtemps resté le même pianistiquement. Je pense aux deux quartets, américain et européen, qu’il a eus dans les années 1970. L’américain avait un côté très brut, ça grattait, ça transpirait, c’était presque excessif avec de très longues plages. L’européen était tout aussi magnifique, mais très différent, beaucoup plus policé. Il a définitivement une préférence pour les musiciens américains, me disant des Européens : “Vous voulez tout contrôler.” Jusqu’au début des années 1980, avec le trio Haden/Motian et les deux quartets, ils jouaient sa musique.
À partir du moment où il a constitué son trio avec DeJohnette et Peacock, ils ont joué les standards et on n’a quasiment plus eu une composition originale de Jarrett. Puis il y a eu son syndrome de fatigue chronique en 1996. Ses muscles ne répondaient plus et, pour la première fois, il se retrouvait dans l’incapacité de jouer. Je l’ai vu à cette époque-là, il venait de reprendre. À la fin de l’interview, vers 16 heures, il m’emmène dans sa cuisine : “Il faut que je prenne mon traitement.” Là, une assiette à dessert remplie de pilules. Entre vingt et trente. Il les prend une à une. C’était un traitement expérimental bien plus lourd qu’une trithérapie. “Si je ne les prends pas, je suis
incapable de bouger demain. Si je les prends, je détruis probablement quelque chose en moi, mais je préfère cela, continuer à vivre et à jouer”, me dit-il.
Cette maladie a modifié son approche du solo. On n’a plus eu les deux longues plages d’improvisation ponctuées par l’entracte. Il a fonctionné par séquences plus courtes qui dépassaient rarement les dix minutes, probablement parce que son flux d’énergie n’était plus du tout le même. Ses solos sont devenus plus abstraits, moins mélodiques, avec moins d’ostinatos rythmiques. Tout ce qui les rendait figuratifs s’est estompé au profit d’une sorte de musique pure, presque de l’art brut.
Tout donner intégralement
Keith Jarrett a peu enregistré en studio, ce qui en dit long sur son rapport à la préparation ou au contrôle. Un jour, je vais l’interviewer après la sortie de son coffret d’une semaine au Blue Note à New York. Sept jours intégraux de concert. Je lui fais part de mon étonnement : “Mais tes confrères, s’ils vont au Blue Note ou au Vanguard une semaine, ils sortent un album avec uniquement ce qu’ils ont fait de mieux !” Il me répond : “Oui, mais ma vérité, c’est de tout donner à entendre au public, y compris quand je suis plus faible.” C’est une forme d’intégrité. Il a ce côté « je donne tout» qui est très important chez lui. Au bout du compte, quand on écoute les concerts de ce coffret du Blue Note, on le fait d’un bout à l’autre, on y passe la semaine !
J’entends des exclamations orgasmiques derrière moi
Je ne sais pas s’il l’a fait jusqu’au bout mais, pendant longtemps, il enregistrait tous ses concerts en DAT (digital audio tape). Une fois, on finit l’après-midi d’interview et il me demande : “Tu es pressé de rentrer?” Il y a une 1 h 30 jusqu’à Manhattan, mon avion est le lendemain… “Viens avec moi, je vais te faire écouter quelque chose.” On monte à l’étage de sa maison. Salle de séjour absolument monacale avec une quadriphonie. La maison est en bois. Rassurant pour l’acoustique.
Au milieu de quatre grandes enceintes, un tabouret japonais, zen. Il m’y installe, je suis au centre parfait. “Je vais lancer la bande.” Il disparaît. C’est l’enregistrement d’un concert solo qu’il a fait il y a quelques semaines. Au bout de 4 ou 5 minutes absolument magnifiques, j’entends des grognements derrière moi, des exclamations orgasmiques comme il le fait souvent en concert. Assis sur un canapé, il revit sa musique avec la même énergie, la même émotion et la même intensité que quand il l’a jouée.
C’était un moment assez bizarre parce que j’étais voyeur de son orgasme en exclusivité. Je n’étais pas dans la salle avec huit cents personnes. C’était extrêmement intime et en même temps d’une totale sincérité parce qu’on ne pouvait le soupçonner de faire semblant… Cette bande, je ne l’ai jamais entendue ressortir. Il y a énormément d’archives. Je pense qu’ils vont les sortir petit à petit, comme pour le concert de Budapest.
A la vie, à la mort
Entre Keith Jarrett et Manfred Eicher (directeur du label ECM), il n’y a jamais eu un seul contrat signé. Je le tiens des deux. Il y a d’abord eu la proposition du premier disque solo Facing You en 1972. Tous les amateurs de jazz un peu snobs le considèrent infiniment supérieur au Köln Concert que trop de gens aiment. Ils voudraient être seuls sur leur île déserte à aimer Keith Jarrett ! C’est un très beau disque, mais je pense qu’il y a des solos après, notamment ceux du Sun Bear au Japon, qui sont à un niveau encore plus fort. Chez Impulse, il avait un contrat ; avec Manfred, c’était une poignée de mains : à la vie, à la mort. Je pense qu’il a dû être bien payé. En tout cas il a fait la fortune d’ECM, et ECM la sienne. De nombreux jeunes musiciens lui envoient régulièrement leurs disques. Il ne les écoute pas, il faut qu’ils se débrouillent seuls. À chaque fois que je suis allé chez lui, on était dans une pièce différente. Une fois, il était derrière son bureau, j’étais en face, et la preneuse de son accroupie par terre avec sa perche pour que lui et moi gardions une relation directe. Sur les étagères, les œuvres complètes de Gurdjieff, penseur important pour lui, dont il a joué les partitions. Il me dit qu’il attend d’être traversé par la musique, fluide dont il est le conducteur. C’est un mystique, il ne croit pas en un Dieu en particulier, mais plutôt en une transcendance.
Le regret de Miles Davis
Un cas particulier dans sa discographie, c’est sa participation au groupe de Miles Davis au tout début des années 1970. Il y a été très malheureux. Miles Davis avait eu Herbie Hancock et Bill Evans auparavant, personne ne pouvait dire non. Quand Jarrett arrive, il y a encore Herbie Hancock, et Joe Zawinul vient de commencer. Il est le troisième clavier : Hancock le met au clavier électrique. Il a détesté cet instrument et a fini par claquer la porte. Il n’avait pas envie de continuer à souffrir. Il voulait vivre sa vie de pianiste et constituer son quartet. C’est quasiment son seul souvenir douloureux parce qu’avec Charles Lloyd, ce fut l’occasion de se faire connaître et il en a gardé un bon souvenir.
Le deal de Tabarka
À la fin des années 1960, avant qu’il ne soit célèbre, Jarrett a passé quelques étés à Tabarka, en Tunisie. Il y avait là un des seuls festivals de jazz d’Afrique du nord. Les plus grands étaient invités. Jarrett y allait avec sa femme, il n’était pas programmé. Mais si Dizzy Gillespie ratait son avion, on le faisait jouer! Il était la roue de secours en échange d’un mois de vacances gratuites. Par la suite, n’importe quel directeur de festival aurait donné son âme au diable pour un tel accord.
La dernière interview
C’était en 2010. Son épouse Rose Anne venait de le quitter et il était dévasté. C’était la troisième fois qu’elle partait. Cette fois, elle n’était pas revenue. Il était dans un désespoir total, on a passé près d’une heure à parler de sa séparation. On a ensuite, de façon écourtée, abordé les thèmes que j’avais prévus. Au total, cela fait six entretiens. Le deal, c’est qu’on n’abordait jamais les mêmes sujets et, au fil des ans, une relation de totale confiance s’est créée. J’ai une proposition pour sortir un livre d’entretiens avec lui, mais j’attends. Je rêverais d’en faire un septième, un chiffre particulier, pour clore la série et discuter des questions existentielles, dont la mort.
Il y a vingt-cinq ans, je lui demandais : “Tu n’as pas envie de remonter un quartet ?” “Non, je ne vais pas remonter un quartet avec un saxophoniste, je l’ai déjà fait. J’aurais envie de le faire avec un trompettiste.” Il rêvait d’embaucher Tom Harrell, trompettiste hypersensible et schizophrène. J’ai attendu des années qu’il y aille, en vain…
Le regrette-t-il ? Cela fait trois ans que j’essaie de le revoir, mais ce n’est pas possible. J’ai su qu’il avait eu ce double AVC qui l’a rendu incapable de s’exprimer pendant un moment et dont il a fini par faire le coming-out avec le New York Times. J’avais gardé le secret. On espérait qu’il puisse se rétablir, mais apparemment c’est mal parti. J’ai tendance à penser que sa carrière est derrière lui. Cela doit être extrêmement dur pour lui de se dire qu’il ne va plus pouvoir toucher un piano. Mais il reste un musicien immense à l’œuvre exceptionnelle ! »
Conversation avec Rémi Bétermier