Si le public ne connaissait que trop peu le pianiste chinois, mort à Londres le 28 décembre à l’âge de 86 ans, sa renommée était grande parmi ses pairs. Vittorio Forte, François-Frédéric Guy et Martha Argerich en témoignent – avec amour et humour – dans nos colonnes.
Né à Shanghaï le 10 mars 1934 dans une famille d’intellectuels chinois francophiles, c’est pourtant pour la Pologne communiste et Varsovie que Fou Ts’ong part étudier, en 1953. Deux années plus tard, il remporte le 3e prix et celui si convoité des mazurkas au Concours Chopin, celui dont Martha Argerich est la plus fière, damant ainsi le pion au Premier Prix, le Polonais Adam Harasiewicz, et au Second Prix, le Russe Vladimir Ashkenazy. Sa carrière est lancée. Mais la situation en Chine devient terrible en ces années de campagne des « Cent Fleurs » puis de « Grand Bond en avant » qui culmineront avec la Révolution culturelle au commencement de laquelle, en 1966, son père, Fu Lei, grand traducteur des écrivains français, et sa mère se pendront. Ils seront réhabilités en 1979 par Deng Xiaoping, passé lui aussi par Paris dans sa jeunesse. Fou Ts’ong retournera alors en Chine jouer et enseigner. Il ne rompra pas avec le retour de la dictature de Xi Jinping. Il enregistre pour CBS Chopin, Haydn, Debussy, Mozart, disques dont on espère qu’ils nous reviendront bientôt. Fou Ts’ong ne se séparait jamais de ses mitaines et protège-poignets, même en plein été à La Roque d’Anthéron où il donnera un récital qui a marqué durablement le public. Sa maison de Londres bruissait des visites de ses amis pianistes et des jeunes musiciens venus jouer pour lui, recevoir ses conseils, l’écouter, car Fou Ts’ong était une conscience, un phare dans la tempête pour de nombreux jeunes… et moins jeunes… Un moraliste de la musique.
Sollicités par Pianiste, Vittorio Forte, François-Frédéric Guy et Martha Argerich évoquent l’homme, le pianiste, le maître.
Vittorio Forte
« Quand j’ai appris la mort de Fou Ts’ong, la première image qui m’est venue, c’est lui, assis dans ma voiture, les jambes croisées, fumant la pipe, ses mitaines… Puis, évidemment, ses cours de maître de l’Académie du lac de Côme. J’ai beaucoup écouté ses leçons données devant les autres étudiants, avant de travailler Chopin avec lui. Pour moi, ça a été très compliqué, car il avait une personnalité énorme. J’avais l’habitude d’un Chopin très bel canto, et lui m’a dit que Chopin était aussi névrotique et qu’il fallait trouver cette névrose. Des mois plus tard, j’ai enregistré les Nocturnes pour la Radio suisse romande et je me suis rendu compte qu’avec quelques mots il m’avait ouvert un chemin nouveau à explorer chez Chopin… et les autres. »
Francois F. Guy

Crédit photo : Giorgio Lotti
BIOGRAPHIE
EXPRESS
1934 Naissance le 10 mars, à Shanghaï,
dans une famille d’intellectuels francophones
1955 Remporte à 21 ans le prix du meilleur interprète des mazurkas
au Concours Chopin de Varsovie
1960 Quitte la Chine grâce à la complicité des autorités communistes
de Pologne. S’installe à Londres
1966 Suicide de son père Fu Lei et de sa mère menacés
par les gardes rouges au commencement de la Révolution culturelle
1991 Première fois juré du Concours Reine-Elisabeth-de-Belgique
2020 Mort le 28 décembre, à Londres,
des complications pulmonaires du Covid-19
« Il était dans un état d’exaltation permanente. Il se consumait à chaque instant. Il adorait Berlioz et avait toutes ses partitions à la maison. Il vous montrait que, dans la deuxième page de sa Fantaisie en fa mineur, Chopin avait pris le thème de la Symphonie funèbre et triomphale à la création de laquelle il était, juste avant de composer son Opus 49… Et il était tout excité quand il vous le montrait. Il poussait les étudiants à toujours étudier davantage, à élargir leur horizon. Il ne faut pas le limiter à Chopin.
En 1995, je lui demande si je peux lui jouer le Premier de Brahms. Il me fait des grands yeux et me dit : “Tu sais je le connais vraiment, je l’ai beaucoup joué, et notamment avec Giulini.” Il était un grand admirateur de Leon Fleischer dont il disait qu’il aimerait tant assister à ses cours de maître ! Il n’était jamais dans le paraître, toujours dans la recherche de l’authenticité, quitte à être provocant. De sa culture chinoise, il tenait un rapport particulier à la graphie des partitions.
Dans Feux d’artifice, il y a un glissando dont les premières notes sont écrites distinctement avant que Debussy les matérialise par un trait. Tout le monde commence le glissando au début, lui jouait les premières notes comme un quintolet avant de faire le glissando… Avec Fou Ts’ong, il fallait se dire “pourquoi?” tout le temps… Il adorait Lang Lang, pas par patriotisme, non, et depuis qu’il était apparu : il avait vu la grande personnalité qui avait assimilé la culture occidentale de façon profonde. Je l’ai rencontré pour la première fois à Leeds, en 1993. J’ai été éliminé en demi-finale.
Il a fait un scandale, a appelé Radu Lupu et Murray Perahia qui suivaient les épreuves: ils étaient d’accord avec lui. C’est ainsi que je suis allé à l’Académie du lac de Côme. Plus tard, à Londres, il m’invitait chez lui. Un jour, il me dit d’aller ouvrir la porte car un invité arrivait pour dîner… J’ouvre : c’était Radu Lupu ! Nous avons joué aux cartes jusqu’à 5 heures du matin. Je n’ai pas été fatigué : ils m’ont boosté ! Il détestait postures et faux-semblant… Et il était fanatique de foot ! Il vivait derrière le club de l’Arsenal et quand il y avait un match, il appelait Lupu et ils commentaient le match en direct : une vraie masterclasse de foot…
Il avait besoin de jouer en permanence, il fallait qu’il malaxe le clavier, c’est dans l’exaltation au piano qu’il trouvait l’éclair de génie… Quand il a enregistré les Nocturnes de Chopin, il n’était pas content du piano. Chez lui, il y en avait quatre : deux queues de concerts et deux plus petits. Il a exigé d’enregistrer sur le petit piano «pourri» de sa femme, pianiste elle aussi, car il estimait qu’il réussissait à trouver dessus le son qu’il cherchait, et pas sur le grand du studio. Il m’a tant apporté… Une autre chose : il adulait Cortot qui avait été le professeur de sa femme Patsy Toh, après sa sortie des classes d’Yvonne Lefébure et de Jacques Février au Conservatoire de Paris. »
Martha Argerich
« J’ai connu Fou Ts’ong il y a au moins une centaine d’années ! À New York où il m’a présenté [Robert] Chen qui allait devenir le père de ma première fille, Lyda. Plus tard, à Londres, il m’a présenté Stephen [Kovacevich] qui est devenu le père de Stéphanie, ma troisième fille. C’est chez lui que Barenboim a rencontré Jacqueline Dupré et que Dutoit a rencontré Kyung Wha Chung qui fut son grand amour. Fou Ts’ong était un vrai cupidon ! Il a été marié lui-même trois fois… dont cent jours avec une Coréenne ! Comme musicien, comme pianiste, il était merveilleux. Il faut voir ses masterclasses chinoises : on ne comprend pas ce qu’il dit, mais si bien les Préludes de Chopin rien qu’en l’entendant les chanter ! Il avait aussi une grande adoration pour Berlioz, Haendel, Mozart…
Quand il a gagné son prix en Pologne, les choses sont devenues difficiles pour lui en Chine. Il écrivait à un ami qui était à Moscou ; les lettres étaient ouvertes et lues… Il y parlait de tout, disait combien il admirait les ethnies minoritaires de son pays. Ce qui était déjà très mal vu. Il a dû faire son autocritique, mais comme il était d’une grande pureté, qu’il ne savait pas mentir, c’était très difficile pour lui. Et dans le même temps, Fou Ts’ong admirait le président Mao et me récitait ses poèmes ! On lui imposait de jouer 70 % de musique chinoise : ce n’était pas possible. Alors les Polonais ont fait quelque chose.
Ce pays était communiste, pourtant ils l’ont invité pour une tournée qui se terminait par un concert d’adieux, avant son retour pour la Chine… mais en fait, ce dernier récital était un leurre… Ils l’ont mis dans un avion pour Londres et ce n’est qu’après son décollage que l’annonce a été faite de son départ ! Beaucoup plus tard, toute la correspondance avec son père, qui était un grand homme de lettres, a été éditée en Chine et est aujourd’hui un livre très célèbre. Il m’a beaucoup aidée quand j’ai passé le Concours Chopin, il était tellement inspiré, tellement passionné ! »