Spécialiste des interprétations historiques dans lesquelles il excelle, le pianiste, pianofortiste et claveciniste sud-africain Kristian Bezuidenhout revient sur son parcours et son nouveau CD consacré aux Concertos n° 9 et n° 18 de Mozart avec l’Orchestre baroque de Fribourg, dont il est co-directeur artistique. C’est le premier volume d’une trilogie qui comprendra deux nouveaux opus d’ici à 2024.
Comment en êtes-vous venu à l’approche historique du piano ?
K. B. : Tout a commencé lorsque je vivais en Australie. J’étais un étudiant « normal » du piano moderne. Mais mon père était un grand collectionneur de disques, et parmi les enregistrements que nous avions à la maison, plusieurs étaient consacrés à des œuvres jouées sur des instruments d’époque. Ils m’ont profondément fasciné. J’étais stupéfait, non seulement par les instruments, mais aussi par la conviction et l’attitude qui se cachaient derrière ces enregistrements, si magnifiquement polis et passionnés. Quant à Mozart, je n’avais jamais entendu ses concertos avec une telle beauté et une telle précision. J’ai décidé que je ferais partie de ce monde.
Quels obstacles avez-vous rencontrés sur votre chemin ?
K. B. : Le premier obstacle était d’avoir accès aux instruments ! Je suis parti étudier à l’Eastman School of Music de New York car je savais que Malcolm Bilson y enseignait et que je pouvais jouer sur ces instruments, ce qui était impossible en Australie.

Crédit photo : Marco Borggreve
J’ai commencé par le clavecin, puis j’ai appris le pianoforte. Il m’a fallu restructurer ma pensée, faire confiance à une nouvelle technique, ce qui a été un merveilleux défi. Car au bout du compte, pour la première fois, j’ai pu apercevoir la lumière au bout du tunnel sur le plan musical, en particulier avec Mozart. Auparavant, j’avais toujours eu du mal à le jouer avec un piano Steinway. Je me sentais enfermé dans une pièce dont je ne pouvais m’échapper et n’avais pas la liberté d’exprimer ce que je voulais dire de cette musique.
Comment ces différentes techniques enrichissent-elles votre jeu ?
K. B. : Je ne m’en rendais pas compte lorsque j’étais étudiant, mais je suis aujourd’hui très reconnaissant d’avoir eu la possibilité d’apprendre et de jouer les trois instruments simultanément. On devient conscient des meilleurs attributs de chacun et de la manière avec laquelle ces derniers peuvent aider l’interprétation sur les deux autres. Avec le pianoforte, j’ai été encouragé à rechercher un contrôle toujours plus grand de l’articulation, et à me concentrer sur l’espace entre les notes, pour ainsi dire – ce qui a beaucoup enrichi mon jeu sur le piano moderne. Le clavecin m’a quant à lui montré que je pouvais restructurer ma technique pour jouer sur la touche d’une façon très minimaliste, presque « zen », afin de trouver la manière la plus riche et la plus détendue de jouer.
Vous venez d’enregistrer les Concertos pour piano n° 9 et n° 18 de Mozart pour Harmonia Mundi avec le Freiburger Barockorchester. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet ?
K. B. : Adolescent, je me suis vite rendu compte que le Freiburger Barockorchester était tout simplement l’un des meilleurs orchestres de chambre à l’échelle mondiale, et j’ai toujours eu le sentiment très fort que nous serions très bien assortis dans le cadre d’un enregistrement de concertos pour piano de Mozart. Lorsque nous avons travaillé ensemble pour la première fois, j’ai été frappé par le fait que nous partagions une attitude similaire à l’égard du niveau de polissage et de raffinement de ce langage, mais aussi une croyance dans une approche plus « directe » du texte. Nous ne traitons pas Mozart avec des gants, mais soulignons les aspects les plus radicaux de sa musique : la recherche des extrêmes et des contrastes, avec des couleurs parfois vives et puis, l’instant d’après, la recherche du son le plus radieux possible. Le pianoforte est mon instrument idéal pour Mozart. Il y a des moments incroyablement délicats qui ont une sorte de transparence et de fragilité, et d’autres où l’orchestre peut jouer fortissimo pendant que je fais sonner les basses du clavier d’une manière presque agressive. Cela est si libérateur ! C’est un style et un son qui me conviennent parfaitement.
Vous avez écrit vos propres cadences pour le Concerto n° 18. Pourquoi ce choix artistique ? Que souhaitez-vous exprimer à travers elles ?
K. B. : Nous avons à disposition de très belles cadences de Mozart, mais je n’ai pas accroché à celles qu’il a écrites pour ce concerto en particulier. Je n’improvise pas mes cadences, contrairement à d’autres, mais dois y travailler dur, en planifiant la structure et les figurations.
Quand on écrit une cadence mozartienne, il faut essayer de faire sentir l’état d’esprit fin xviiie de ces pièces. Aussi, elle doit être élaborée de sorte que l’auditeur pense que celle-ci est improvisée. C’est un aspect très important de l’interprétation de Mozart en général qui consiste presque à tromper l’auditeur, à brouiller les lignes entre ce qui est écrit et ce qui émane de la spontanéité de l’instant.
Comment travaillez-vous les Concertos de Mozart ?
K. B. : Lorsque nous travaillons les concertos pour piano de Mozart, nous recherchons, bien sûr, un maximum de raffinement et de contrôle. Mais je pense qu’en raison de la sonorité et de l’échelle de nos instruments, nous cherchons également à mettre en valeur les aspects les plus dramatiques de cette musique. Pas seulement le mezzoforte parfait et charmant, mais le Sturm und Drang, les contrastes violents, la dramaturgie opératique, plus généralement les multiples changements de couleur de cette musique. Mozart est souvent éclipsé dans nos esprits par la force et la qualité révolutionnaires de la musique de Beethoven, mais il est important de retrouver la force sublime que ces concertos de Mozart ont dû avoir à leur époque.