« On assiste à une russophobie très dangereuse »
« Avant tout, ce qui se passe en ce moment est horrible. On peut protester, dire qu’on est contre la guerre. Que peut-on faire de plus ? J’ai l’impression de vivre un cauchemar en permanence. Je ne suis pas de nature « politique ». J’adopte un peu le point de vue de mon père qui était un très grand patriote de la Russie (Valentin Berlinsky, membre du quatuor Borodine, un des quatuors les plus connus pendant la guerre froide). Quels que soient les changements au niveau de l’État, il n’envisageait pas de vivre ailleurs que chez lui, en Russie. J’ai été élevée dans cet esprit-là. La culture russe, c’est ma culture.
Les gens restent car c’est chez eux. Par rapport à l’époque soviétique, là, heureusement, ils peuvent partir. C’est la décision de chacun. J’avais environ 30 ans quand j’ai déménagé en France. La France est ma deuxième patrie. Ces dernières années, j’ai développé beaucoup d’échanges entre nos deux pays. Nous (avec le pianiste français Arthur Ancelle, son compagnon à la ville comme à la scène) avons créé le festival La Clé des portes à Moscou.
J’ai emmené beaucoup de musiciens français en Russie. C’est tellement naturel pour moi. Le dialogue des cultures est essentiel. On assiste à une russophobie très dangereuse. La culture souffre à cause de ça.

Crédit photo : Irina Polyarskaya
Le centre culturel russe a été attaqué au cocktail Molotov. N’importe quelle agression apporte la guerre. Il ne faut pas oublier que nos deux cultures sont très liées. On peut citer les ballets russes, Diaghilev et beaucoup d’autres ! Pour moi, il n’y a pas de différence entre les cultures ukrainienne et russe. Richter est né à Jytomyr et a grandi à Odessa comme beaucoup de musiciens russes. Quand j’étais enfant, c’était normal d’aller à Kiev ou à Lvov (Lviv). Les habitants parlaient très bien russe. On assiste en ce moment à une guerre fratricide.
Le 28 février, nous étions à Moscou pour la tournée des dix ans de notre duo. Nous savions que la situation était très tendue, mais il nous était impossible d’imaginer cette guerre. Après un de nos concerts, nous avons vu les manifestants place Pouchkine. Il ne faut pas oublier combien de Russes souffrent de cette situation. Nous avons vu des parents de jeunes soldats envoyés là-bas qui ne savent pas où vont leurs fils. C’est terrible aussi.
De retour à Paris, notre public a accueilli notre concert très chaleureusement. Mais beaucoup de gens pensent qu’il faut tout boycotter. Ce serait très triste d’interdire Rachmaninov et Stravinsky. Il y a des artistes proches des politiques. C’est une chose. Les autres protestent contre la guerre. J’ai des concerts qui- ont été annulés au Japon et en Allemagne, malgré mon passeport français. Ça me fait mal au cœur. En France, rien n’a été annulé.
Pour nous, la vie ce sont les concerts. On ne peut s’exprimer autrement que sur scène. Cela nous a énormément manqué pendant la pandémie. Nous venons de faire paraître un disque (voir Pianiste n° 133) qui met à l’honneur deux musiciens qui ont fui les pogroms juifs en Ukraine et en Russie. Finalement, nous n’imaginions pas que ce disque aurait une résonance avec l’actualité. »