Lorsque Richard Strauss effleurait le sommet de sa carrière éblouissante en tant que chef d’orchestre et compositeur, son compatriote Max Reger vivait des heures sombres à la fin du xixe siècle, luttant contre l’alcoolisme et l’alanguissement de sa trajectoire artistique. Déjà conscient de l’immense potentiel du jeune compositeur, Strauss vient à son secours en lui offrant de collaborer avec les éditions Aibl. Son propriétaire, Eugen Spitzweg, commande à Reger des arrangements d’une poignée de lieder de Strauss. Pour la première fois depuis 1904, Universal Edition, ayant acquis les fonds Aibl au début du XXe siècle, présente une nouvelle édition de ces douze lieder de jeunesse dont l’expressivité libre et les idées naissantes dessinent un chemin vers les grands opéras du futur auteur de Salomé.
Véritables chansons sans paroles, ces arrangements se repaissent de la sonorité riche et enveloppante du piano, lequel parvient à saisir parfaitement la résonance orchestrale que réclamait Strauss tout en gardant la limpidité et l’intimité des mélodies.

Crédit photo : SDP
Le thème de l’amour et de la lumière est au cœur de ce recueil, construit de manière décidément romantique en nous menant de la douce lueur du célèbre Morgen ! jusqu’au crépuscule élégiaque de Nachtgang. Reger s’éloigne de la virtuosité extravertie que Liszt injectait dans les lieder de Schubert et de Schumann en faveur de la discrétion et de la fidélité absolue. Morgen ! garde la transparence de l’original, les arpèges délicats et le chant céleste s’entrelaçant dans les registres les plus chaleureux du piano. Cäcilie, plus exaltant, aurait pu se transformer en poème symphonique entre les mains de Liszt, mais reste ici une version fidèle, laissant vibrer les harmonies inédites qui viennent secouer cette déclaration d’amour. On voit se mettre en évidence le profond respect que Reger éprouvait pour son mentor ainsi que ses propres idées musicales, basées sur une idéologie beaucoup plus conservatrice qui garde ses distances avec les impulsions audacieuses de l’époque. Or, son talent d’arrangeur est évident malgré sa pudeur, comme l’attestent certains choix judicieux de registre et de réécriture, ce qui dévoile également sa maîtrise de la fabrique sonore, pleinement exploitée dans ses propres œuvres pour orgue qui feront sa renommée.
La sélection offerte dans cette édition ne représente qu’un petit aperçu des plus de deux cents lieder jalonnant la vie de Strauss, de la première mélodie composée à l’âge de 6 ans jusqu’aux sublimes quatre derniers lieder et Malven, achevés quelques mois avant sa disparition. Mais elle s’avère plus que suffisante pour souligner l’immense art du compositeur, pour lequel la matière musicale demeure l’inspiration principale de ses créations lyriques, jaillissant avec spontanéité et aisance. Au vu du riche contexte entourant ces lieder ainsi que leurs arrangements, il est regrettable que cette nouvelle édition ne propose aucun texte éclairant les liens entre Strauss, Reger et Spitzweg ni les prémices de ces compositions. Car ces lieder sont révélateurs de la préférence chez Strauss pour des textes romantiques, parfois presque banals, mais également de sa reconnaissance envers des poètes singuliers, comme l’anarchiste John Henry Mackay qui prête à Morgen ! une signification plus radicale que ne suggère la musique. Or, cela ne diminue guère l’univers somptueux de ces œuvres, rendues à la portée de tous grâce à ce trio d’amis.