« Dans un moment historique, on est obligé de prendre position »
Votre père et votre frère sont restés en Ukraine…
Les gens qui ne sont pas partis sont déterminés à rester quoi qu’il arrive. C’est leur terre, leur maison. Pas moyen qu’ils partent. En ce moment, mon papa est préoccupé par les cigarettes qu’il n’arrive pas à trouver (rires). Il vit à Kiev, il ne se cache pas. L’Ukraine ne va pas se laisser faire. Ils sont en train de tendre tous les obstacles possibles autour de Kiev. Ce sera d’une violence inouïe. Mais on y croit. Même si on sait que les forces ne sont pas équitables. Tous mes professeurs sont restés. On nous a toujours appris ça à l’école, qu’on était en train de se battre pour rester indépendants. Que l’Ukraine ne se laisserait jamais abattre. J’ai entendu que les Ukrainiens étaient comme des abeilles, elles travaillent tranquillement, mais si on les attaque, elles répliquent très violemment.
Pouvez-vous revenir sur votre histoire familiale ?
Je suis née à Perm dans l’Oural, d’un père ukrainien et d’une mère tatare. Mes parents, qui sont musiciens, se sont installés à Kiev quand j’avais 3 ans. J’y ai vécu jusqu’à mes 19 ans.

Crédit photo : Simon Bouisson
Quelle était l’entente avant la guerre entre Russes et Ukrainiens ?
On s’est toujours gentiment « charriés ». Entre musiciens, il existe une compétition mais assez bon enfant, sur le ton de la blague. Les musiciens russes se considèrent toujours un peu supérieurs. Moi aussi, j’ai fait une école pour enfants surdoués… mais à Kiev, pas à la Gnessine de Moscou. J’ai fait le Conservatoire Tchaïkovski… mais celui de Kiev, pas celui de Moscou. Il a toujours existé une petite tension
sur ces sujets. Et puis, après l’annexion de la Crimée en 2014, les autorités ukrainiennes n’ont pas été malines car elles ont fait adopter l’ukrainien comme seule langue officielle. Cela a donné le champ libre aux Russes pour radicaliser leurs positions. Mais sur le fond, il ne faut pas oublier qu’on est
tous liés. Il n’y a aucune raison pour que les gens se fâchent. Arméniens, Russes, Géorgiens, chacun a sa culture, sa langue. Poutine essaye de faire croire à la Grande Russie.
Pouvez-vous détailler votre initiative, nommée « Music Chain for Ukraine » ?
C’est une structure pour les musiciens ukrainiens basée à Bruxelles. Elle leur propose, ainsi qu’à leur famille, de les accueillir en complément d’une aide administrative. Beaucoup de festivals en Wallonie ont adhéré. L’idée est de trouver du travail aux musiciens, de scolariser leurs enfants, de les programmer en concert. On se rapproche aussi des orchestres pour leur proposer des remplaçants quand ils en ont besoin. En parallèle, les professeurs du conservatoire de Bruxelles sont venus en aide aux étudiants. Tous les élèves du conservatoire de Kiev sont accueillis s’ils le souhaitent et sont logés chez les professeurs. À ce jour,
une vingtaine d’étudiants sont arrivés. Le 27 mars, en partenariat avec Radio France et Jeune Talents, j’ai organisé au Petit Palais un concert de soutien aux musiciens ukrainiens avec Adam Laloum, Thomas Enhco, Anne Queffélec… Les dons sont reversés à Music Chain. Le concert a été diffusé en direct sur Facebook et le sera plus tard sur France Musique.
Que pensez-vous des boycotts de musiciens russes ?
Ce qui se passe en Ukraine, c’est un génocide. Dans les moments historiques comme celui-là, on est obligé de prendre position. Un jeune musicien russe n’a pas été accepté à un concours. C’est peut-être un moyen de l’encourager à se poser des questions. De faire changer les choses de l’intérieur du pays. Tous les musiciens sont en train de partir. Impossible de dire qu’on ne savait pas. Pour que ce ne soit pas en leur nom, il faut que les Russes se prononcent. Je sais que c’est dur, mais ceux qui sont en Russie doivent parler. On me dit qu’ils ont peur pour leur famille. Je leur réponds que tous les jours des enfants meurent sous
les bombes. Je rêve que le peuple sorte dans la rue ! Au moins Poutine a réussi à provoquer ce qu’il redoutait : unir le peuple ukrainien dans son élan, dans son combat. Et à clarifier plein de choses sur « qui est qui ». Les masques tombent. Les Russes savent qu’on va gagner. La question est : à quel prix ?