On entre formé au Conservatoire, car nous sommes passés, de 7 à 18 ans, par l’École centrale ou par le Collège. Le Conservatoire est une université de perfectionnement : on y parle moins de technique que de métaphysique de la musique. Ce système a été fondé en 1933 par Alexandre Goldenweiser, un copain de Rachmaninov au Conservatoire impérial, un des rares de sa génération qui soit resté en Russie après la révolution. Il repose sur l’idée que la culture est faite pour tous et appartient à tous, ce qui est capital en Russie où nous souffrons d’un vieux complexe qui remonte à l’aristocratie qui n’aimait que la musique venue de l’étranger.

Il a fallu que Liszt vienne et joue du Glinka devant le tsar pour que les consciences s’éveillent. Et il a fallu encore un siècle pour que nous pensions vraiment que ce nous faisons n’est pas le pire qui soit. Il m’est difficile de répondre à cette question sur l’école russe de piano. C’est mon espace, ma patrie, ma culture, ma vie : je n’ai jamais étudié ailleurs. Si l’on évoque de grands pianistes soviétiques, on peut penser que Gilels, Sokolov sont plus russes que Richter ou Pletnev… mais pourquoi ?

Crédit photo : Jean-Baptiste Millot

Neuhaus et Sofronitzki avaient une morphologie différente de celle de Goldenweiser. Neuhaus était un littéraire, Goldenweiser un introverti qui trouvait vulgaire de parler de musique. Ils se haïssaient cordialement. Quand Nikolayeva adolescente a dit à Goldenweiser avoir adoré un récital de Cortot, il est devenu furieux et a hurlé quand elle a répondu à son maître : « Vous écoutez trop la musique en professionnel… »

La technique dépend du physique de chacun. La main peut être plus ou moins légère ou lourde… Mon premier professeur, Tatiana Kastner, ne m’a jamais rien dit au sujet de ma position de main. Nikolayeva avait une petite main mais avait le poids qu’il faut et un son chaleureux et chantant . Voyez Rudenko, Freire, Argerich ou Volodos : ils sont faits pour le piano, leur technique est naturelle. À l’inverse, Michelangeli a construit la sienne par le travail, la réfl exion, la lutte. Richter et Neuhaus ne l’aimaient pas pour cette raison : son jeu était parfait. Moi, je l’aime beaucoup en revanche ! Alors, l’école russe…