Le célèbre interprète de Messiaen fera ses débuts cet été sur l’antenne de France musique. Au cours de huit émissions, il plongera depuis son piano dans la vie et l’œuvre de grands compositeurs des XIXe et XXe siècles pour nous faire partager ses questionnements et son parcours artistique. Rencontre.

Vous êtes entré dans la musique, non pas par le piano, mais par le saxophone. Qu’est ce qui vous a poussé vers cet instrument ?
Le saxophone est arrivé dans ma vie de manière un peu inopinée. Je suis né près de Lyon, dans un petit village où il y avait très peu d’activités. À cette époque, qui remonte aux calendes grecques, le jour de congé était le jeudi, et il fallait bien occuper les enfants. Comme le club de foot était complet, on m’a inscrit à l’école de musique. Cette école prêtait des instruments, et j’ai choisi celui qui avait une forme rigolote. C’est comme cela que j’ai commencé le saxophone. Et sans le faire exprès, j’ai peut-être choisi l’instrument le plus facile de la terre ! J’ai fait des progrès très rapides, et le professeur s’est vite trouvé dépassé par les événements. Il m’a donc présenté au professeur de saxophone du Conservatoire national de région de Lyon, qui m’a immédiatement pris sous son aile. Même si j’ai abandonné le saxophone, quelques années plus tard, il m’a apporté ce rapport à la voix et au souffle unique aux instruments à vent. Et cela m’a aidé autant que cela m’a joué des tours parce qu’à force de vouloir chanter, de moduler le son, on en vient à sur-phraser, à donner un aspect plus souple que nécessaire aux phrases musicales. Bien souvent chez moi, la mélodie prenait le pas sur l’harmonie, le rythme.

Crédit photo : Jean-Baptiste Millot

Vous avez donc commencé le piano en autodidacte. Comment s’est passée cette transition?
Je n’étais pas un jeune saxophoniste très assidu, car j’étais déjà très intéressé par le piano. Au conservatoire, dès que j’avais cinq minutes, j’allais pianoter sur l’un des instruments qui étaient à disposition dans toutes les salles. Je jouais une note, deux notes, trois notes… j’étais fasciné par tous ces sons ensemble, par ces accords. Je pouvais déjà lire la musique, mais je ne savais pas du tout comment poser mes mains sur le clavier. Alors je mettais une partition sur le piano, et je me débrouillais comme je pouvais. Je devais tout de même être un peu adroit puisque, tout seul, j’ai appris à jouer des choses très difficiles. Un beau jour, mon professeur de saxophone est entré dans la salle alors que je jouais avec grand enthousiasme – quadruple forte ! – une polonaise de Chopin. Il en est resté coi. Et quelques jours plus tard, il m’a présenté à Suzy Bossard, professeur de piano. C’est d’ailleurs amusant car, ce jour-là, je ne sais pas pourquoi, j’avais demandé à ma mère de me vêtir de mon plus beau costume-cravate. C’est comme si j’avais senti que quelque chose d’important allait se passer. Lorsque j’ai rencontré cette professeure, j’ai tout de suite été ébloui. Cette femme savait ce qu’était le piano! J’ai joué, et elle m’a pris dans sa classe. Et j’en ai bavé! J’avais énormément de choses à rattraper, à corriger, à déconstruire. Et je les déconstruis encore aujourd’hui! La mémoire et les réflexes corporels que l’on développe enfant restent imprimés toute notre vie. Pour le meilleur et pour le pire. C’est comme cela que j’ai commencé le piano, et je n’ai plus jamais regardé en arrière.

Votre éveil à la musique classique est passé par un médium peu commun…
Oui, il s’agit des concerts de musique classique diffusés à la télévision le dimanche après-midi lorsque j’étais enfant. On pouvait entendre des œuvres entières ! Il y avait des concertos de Chopin, de Schumann… j’étais parfaitement subjugué. C’est comme cela que j’ai entendu pour la première fois Éliane Richepin, qui allait plus tard devenir ma professeure. Bien sûr, à l’époque, je ne savais pas du tout qui elle était, et j’étais bien incapable d’apprécier la qualité de son interprétation. J’étais simplement fasciné par cette femme qui jouait avec une aisance aussi déconcertante, par son visage déterminé, passionné. Lorsque j’ai commencé à étudier avec elle, je n’ai pas tout de suite fait le rapprochement. C’est seulement lorsque je l’ai revue plus tard sur scène que j’ai reconnu la pianiste qui m’avait tant marqué enfant.

Votre parcours musical est justement marqué par l’enseignement de deux grandes musiciennes françaises, Éliane Richepin et Yvonne Loriod. Vous sentez-vous l’héritier d’une tradition ?
En effet, j’ai étudié pendant plus de dix ans avec ces deux grandes pianistes, compositrices et pédagogues françaises. C’est la preuve qu’il n’est pas forcément nécessaire d’aller à l’autre bout du monde pour trouver les professeurs qui nous aideront à nous construire et à trouver notre vérité. Ça a été la chance des pianistes de ma génération, je pense à Jean-Efflam Bavouzet, Philippe Cassard, Florent Boffard ou Jean-Marc Luisada. Nous avons pu travailler avec des pédagogues héritiers d’une grande tradition française – sans chauvinisme aucun – qui était extrêmement riche. Ces deux femmes admirables, Éliane Richepin et Yvonne Loriod, ces deux grandes musiciennes ont été suffisamment tolérantes et généreuses pour accepter que je propose des idées qui m’appartiennent, qui me soient justes. Pendant plus de dix ans, j’ai donc suivi leurs conseils. Éliane Richepin était plus sombre, plus proche de l’esthétique romantique et tourmentée de Schumann, de Brahms ou des compositeurs russes. Yvonne Loriod, qui était l’épouse d’Olivier Messiaen, était tout l’inverse. C’était la lumière de Mozart, le chatoiement des couleurs de Ravel, la légèreté et la joie. Et je jonglais avec tout cela, toutes ces influences, tous ces apports. C’était un très beau moment.

Vous êtes désormais l’un des interprètes les plus célèbres de l’œuvre d’Olivier Messiaen. Comment avez-vous rencontré sa musique ?
Ça s’est passé quand j’avais 16 ans. J’avais deux ans de piano derrière moi. À cette époque-là, il y avait une vraie volonté d’intégrer la musique contemporaine dans le cursus. Alors, à l’occasion d’une audition, j’ai pu jouer des extraits des Visions de l’Amen. C’est comme cela que j’ai découvert Messiaen. Ce fut une magnifique expérience. Je ne savais pas que ça s’appelait « couleur » à l’époque. On travaillait la qualité du son, les nuances, la manière d’attaquer. On cherchait comment, dans un accord de quatre sons, faire ressortir le pouce de la main droite et jouer moins fort les doigts supérieurs, ou à l’inverse, comment timbrer les notes du dessus et jouer plus doucement celles du dessous. Parfois on cherchait même à timbrer l’octave, tout en jouant les notes intérieures avec une autre nuance. C’était un véritable travail sur le son. On avait également des repères qui s’apparentaient à une tonique et à une dominante, comme dans une tonalité « classique », mais enrichie par des « fausses notes » ! Je ne savais pas que c’était de
la musique modale à l’époque, mais ces « fausses notes » étaient tellement rutilantes, tellement séduisantes, tellement suaves ! J’entendais bien qu’il y avait là un langage. Dans ces années-là, on entendait résonner Messiaen dans toutes les salles du conservatoire. Sans même connaître les pièces, je savais que c’était sa musique. Elle était immédiatement reconnaissable. C’était à la fois moderne et ancien. J’ai adoré ! Alors j’ai continué. Très vite, Messiaen et Loriod m’ont proposé des concerts, mais je ne me sentais vraiment pas prêt. Après tout, je n’avais que cinq ans de piano derrière moi, je n’avais presque pas de répertoire ! Je voulais d’abord faire mes armes. Ce n’est que quelques années plus tard, lorsque j’ai eu plus d’expérience, quelques concours internationaux à mon actif – et un beau découvert sur mon compte en banque –, que je me suis dit : « Tu as du temps, c’est le moment ou jamais de t’investir dans l’œuvre de ce musicien que tu connais et que tu aimes. » Alors je me suis endetté un petit peu plus et j’ai organisé un grand concert à Paris, avec les Vingt regards sur l’Enfant-Jésus. C’était en 1988, pour célébrer les 80 ans de Messiaen. C’est là que tout a réellement commencé… un magnifique souvenir. 

Vous avez entretenu une relation personnelle avec Messiaen et son épouse, Yvonne Loriod. Est-ce que cela vous a aidé dans la compréhension de cette langue de Messiaen ?
La musique de Messiaen parle toute seule. Regardez la façon dont il écrit les chants d’oiseaux. Tout est clairement noté. C’est limpide. Bien sûr, Yvonne Loriod m’a prodigué tous ses conseils concernant cette œuvre dans laquelle elle était presque née. Elle m’a aidé à comprendre l’évolution de l’esthétique de Messiaen au fil du temps, elle m’a aidé à comprendre la structure de ses œuvres et à organiser ma mémoire. La musique de Messiaen n’est en effet pas simple à apprendre par cœur. Il y a ces blocs juxtaposés qui se répètent sur des temps différents, accompagnés par des rythmes décalés, ce qui fait qu’on commence une séquence sur la deuxième pulsation, puis la suivante sur la troisième pulsation. Ça peut être très déroutant ! Yvonne Loriod m’a donné les éléments pour construire ma mémoire. Et enfin, j’ai effectivement beaucoup joué devant Messiaen. Il m’engageait à aller toujours plus loin. Ça m’a décomplexé. Messiaen parlait peu, mais j’ai eu la grande chance tout simplement de le regarder, de vivre à ses côtés à l’occasion des séjours avec Yvonne Loriod dans leur maison à Petichet dans l’Isère, de sentir le paysage, les champs, les couleurs du soleil sur la montagne et sur l’eau du lac. Tout cela est écrit magnifiquement dans la pièce La Fauvette des jardins, qui est pour moi la plus belle œuvre de Messiaen. C’était une chance incroyable, unique, même si je continue à me demander ce qui se serait passé si j’étais allé dans une autre direction. Après tout, j’étais lauréat du Concours Tchaïkovski de Moscou.

Votre langage musical est très visuel. Avez-vous des affinités avec les arts plastiques ?
Il est vrai que dès que je suis arrivé à Paris pour mes études, j’ai passé beaucoup de mon temps dans les musées. Mon fils a sûrement hérité de cette passion puisqu’il est devenu artiste-peintre. Il y a des toiles, au musée d’Orsay par exemple, qui sont si apaisantes, avec des paysages si sereins que les larmes vous viennent. Le moment évoqué par les couleurs raconte tant de choses, même s’il est figé dans le temps… Comment ne pas être sensible à la peinture quand on est musicien? Je pense que c’est impossible. Mais on n’a pas besoin d’être un expert, moi-même je ne le suis pas! Les subtilités techniques m’échappent complètement. J’aurais aimé être peintre, comme j’aurais aimé être compositeur, pour mieux comprendre encore. Cependant je pense que l’ignorance offre bien souvent un rapport à l’œuvre plus pur, plus naïf, plus immédiat, comme une émotion forte de l’enfance. L’enfant est d’une profondeur insondable ! Schumann l’a si magnifiquement traduite dans les Scènes d’enfants, et Ravel dans l’univers
de L’Enfant et les Sortilèges : c’est une plainte du cœur, d’une pudeur extrême. Quant à Messiaen, si l’on n’a pas gardé une âme d’enfant… Je crois que le plus important, finalement, c’est de connaître, sans nécessairement savoir. Innocence ?

Vous allez faire cet été vos débuts à la radio. Quelle est la genèse de cet ambitieux projet sur France Musique ?
Tout cela m’est venu d’une volonté de compléter cet univers Messiaen que j’ai tant exploré, de m’enrichir. Un exercice avant tout pour moi-même. Vous savez, quand on se consacre de manière aussi intense à l’œuvre d’un seul compositeur, contemporain qui plus est, les autres répertoires s’éloignent progressivement, et il est de plus en plus difficile de réduire cette distance. La pandémie a fait son chemin, et je me demande de plus en plus : quid des autres compositeurs ? Il y a tant d’œuvres que je ne connais pas ! Alors j’ai décidé de m’écarter pour un temps de Messiaen, de prendre des risques, d’explorer de nouvelles musiques… Concrètement, cela va se passer en huit épisodes, au piano, derrière un micro, et ce sera enregistré dans la magnifique Salle Cortot qui a une très belle acoustique. Je prendrai la vie et l’œuvre de compositeurs que je ne connais pas bien, et j’entourerai mon propos d’extraits musicaux pour approcher au mieux leur esprit : le caractère bougon de l’un, le côté démiurge de l’autre, l’extrême intelligence d’un tel ou l’hypersensibilité d’un autre… Le désir de comprendre qu’un musicien, tout grand soit-il, est aussi une médaille à deux faces, qu’il a un côté sombre et un côté ensoleillé. Comprendre qu’un génie est aussi un homme. Ce sont tous ces aspects que je souhaite aborder, en les soulignant d’extraits, et parfois d’œuvres complètes. Beaucoup des pièces que je jouerai seront une première expérience pour moi. Inutile de vous dire que jouer pour la première fois la Fantaisie bétique de Manuel de Falla, les Klavierstücke op. 119 de Brahms, ou la Fantaisie op. 28 de Scriabine, c’est un exercice périlleux ! Il n’y a pas du tout vocation à en faire un document discographique. Ce que j’espère, c’est pouvoir intéresser quelques interprètes, auditrices et auditeurs curieux, en exposant, sans exhibitionnisme aucun, mon cheminement face à une œuvre, mes errances, mes doutes, mes erreurs aussi, et quelques certitudes ! Peut-être que cela pourra en décomplexer certains. Ils verront qu’à tout âge l’interprète se heurte à ces difficultés. La tendance médiatique actuelle est à pavoiser, qui au sommet d’une tour, qui devant un monument historique. C’est quelque chose qui m’insupporte. Je veux proposer la démarche inverse. Je veux rappeler qu’être musicien, c’est avant tout un questionnement, parfois sans réponse, des cordes cassées parce qu’on s’énerve, tout comme des moments d’extase. C’est ce que j’espère pouvoir exprimer et partager !

Propos recueillis par Lou Héliot