Interprète éblouissant, compositeur inspiré, écrivain brillant et peintre à ses heures… devant tant de talents, ces adjectifs ne sont pas galvaudés. Notre rencontre, à l’occasion de la sortie de son disque  « Vida Breve », nous permet d’en enrichir la liste : ouvert, drôle et profond, l’artiste anglais possède vraiment un esprit universel.

Votre dernier enregistrement, intitulé Vida Breve, est sorti en pleine crise sanitaire…
L’idée d’enregistrer cet album est venue bien avant – je l’ai gravé il y a deux ans. Il apparaît peut-être d’autant plus pertinent sur fond de la crise actuelle, mais nous aurions tout aussi intérêt de nous éloigner de la réalité !

L’album mène une enquête musicale sur la mort et la vie. Que signifie ce thème pour vous ?
La mort est la seule certitude que nous avons en commun. Autrefois, on pouvait se reposer sur la religion afin de se confronter au sujet. Mais aujourd’hui, et ce depuis déjà un siècle, il est devenu de moins en moins facile d’en parler. Or, la mort n’est qu’une évidence qui fait partie de notre vie. D’ailleurs, c’est à elle que laquelle je rends hommage dans mon album! Une vie courte, certes, mais dont la temporalité devrait nous inciter à saisir chaque instant de notre existence. La mort, au final, est un moyen de comprendre la vie, de cultiver une compassion à travers les souvenirs de ceux qui ne sont plus parmi nous.

Crédit photo : Christian Steiner

Comment avez-vous construit un programme autour de ces axes philosophiques ?
La 2e Sonate de Chopin était la source d’inspiration principale, chose assez inopinée car l’œuvre a été longtemps exclue de mon répertoire. Je la connaissais très bien mais je la trouvais problématique pour tout un ensemble de raisons, notamment ses textures denses qui n’avaient rien à voir avec le style linéaire de Chopin. C’est seulement après l’avoir enseignée que j’ai décidé enfin de l’apprendre – et je suis tombé complètement sous son charme.

Les Funérailles de Liszt semblent le complément idéal à la Marche Funèbre de Chopin…
Quel binôme fascinant, Chopin et Liszt ! Ils font partie des couples mythiques de la musique classique : Mozart et Haydn, Beethoven et Schubert, Bruckner et Mahler, Debussy et Ravel, compositeurs qui sont à la fois inséparables et comme le jour et la nuit. Chopin et Liszt, nés à un an près, étaient tous deux indispensables dans la création du piano moderne et de sa technique. Leurs styles, en revanche, sont totalement différents. Les œuvres de Liszt étaient destinées à la scène publique, où surgit l’esprit généreux et extraverti du compositeur. Il mettait des idées crues sur papier comme s’il jetait de la peinture sur la toile ! Certaines de ses œuvres sont sublimes, révolutionnaires, elles ont frayé le chemin pour la musique wagnérienne, le xxe siècle français, le nationalisme hongrois… D’autres sont franchement affreuses, c’est terriblement déroutant ! [rires] Chopin, lui, était un orfèvre, méticuleux dans son travail. Tout ce qu’il touchait se transformait en art raffiné. C’est le compositeur qui a eu le plus grand impact sur ma jeunesse ; sa musique m’a fait pleurer. Mais il aimait peu le public. D’ailleurs, je m’abstiens de plonger dans ses écrits car ils laissent souvent un goût amer. Sa personnalité ne m’inspire pas. Liszt ferait sans doute un meilleur compagnon pour partir en vacances ! [rires]

Qu’en est-il pour Bach ? Vous avez avoué dans vos écrits qu’il vous laisse un peu tiède. Pourtant, votre album lui rend hommage au début et à la fin…
C’est vrai, j’avais écrit des articles à ce sujet. Cependant, je partage complètement l’avis que Bach est le plus grand compositeur de tous les temps. Son génie est dans son intemporalité. Sa musique possède une capacité étonnante de permettre des interprétations radicalement différentes, comme une pièce de Shakespeare peut, elle aussi, se transformer en West Side Story. Ce qui m’intéressait pour mon album, c’est le regard que le XIXe siècle portait sur Bach. Busoni érige une cathédrale à travers sa Chaconne ; Gounod insuffle une douceur plus sentimentale dans le Prélude en do majeur. S’il faut attendre le XXe siècle pour que l’authentique son de Bach devienne une véritable esthétique, le XIXe siècle offre toutefois une perspective fascinante sur un compositeur qui attendait d’être redécouvert.

Votre discographie compte une soixantaine de disques ! Toute aussi impressionnante, la quarantaine d’œuvres originales venant de votre plume. Quelle influence un répertoire aussi vaste et éclectique que le vôtre exerce-t-il sur vos propres compositions ?
Certains compositeurs me donnent l’envie irrésistible de composer. Janácek en est un. Il y a une telle énergie dans sa musique qu’elle me pousse à écrire. Poulenc aussi. C’est un Stravinsky avec du sucre, une initiation douce au langage du xxe siècle. J’adore sa façon d’osciller entre différents mondes et états d’esprit. Est-ce qu’il rit ou est-ce qu’il pleure ? Entendons-nous la plaisanterie ou la mélancolie ? L’expressivité ou l’agressivité ? Cette ambiguïté me séduit. Sa musique parvient à réconcilier les sphères de la musique savante et de la culture populaire.

L’énergie est aussi palpable dans votre 4e Sonate pour piano qui a donné son nom à votre album. On y entend un peu de Janácek, un peu de Barber, un langage à la fois reconnaissable et moderne…
Pour moi, tonalité est gravité – c’est inéluctable. Certes, il faut y résister car rester dans une tonalité entraîne aussi une inertie qui devient vite ennuyeuse. Toutefois, je suis attiré par un langage musical où l’on ressent toujours la force de cette gravité qui nous conduit à la tonalité. La 4e Sonate, qui était également un tremplin pour mon album, aurait peut-être des résonances de Janácek, même si elle est moins influencée par le compositeur que ma 1re Sonate ne l’était. Elle est en revanche un clin d’œil à la culture française. Vous ne l’entendrez pas, mais j’évoque partout dans la sonate une chanson de Charles Trenet, En avril à Paris. C’est une petite pensée amusante pour Micah McLaurin, lauréat du Gilmore Young Artist Award et le dédicataire de cette sonate.

Cette année de crise vous a-t-elle permis de consacrer davantage de temps à la composition ?
En effet, je viens d’achever une œuvre pour le Quatuor Takács, la plus importante des trois commandes que j’ai reçues l’année dernière avant que n’ait lieu le confinement. Cette œuvre, un quatuor à cordes en six mouvements, fera l’objet d’un enregistrement aux côtés des quatuors de Ravel et de Dutilleux. Quel défi redoutable que de se mettre à la hauteur de ces deux chefs-d’œuvre! Pour m’inspirer, j’ai puisé dans la période séparant les quatuors de Ravel et Dutilleux, l’un composé en 1903 et l’autre, dans les années 1970. Nous sommes au temps d’un Paris entre deux guerres où l’on entendait la musique du groupe des Six et de Poulenc. J’ai passé deux ans plongé dans la composition et dans le monde de Jean Cocteau, de Montmartre, des burlesques et des cafés parisiens.

On dirait que votre énergie est inépuisable ! Outre votre carrière prolifique en tant que pianiste et compositeur, vous êtes aussi peintre, poète et auteur de plusieurs livres, dont un roman…
Jouer du piano, composer, écrire – tout vient du même fourneau, comme des radiateurs répartis entre plusieurs chambres dont la chaleur provient de la même source ! La peinture, en revanche, fait partie de mes loisirs. J’ai toujours aimé les arts visuels, les couleurs, aller au musée… Un jour, il y a quinze ans, je me suis décidé à acheter quelques pots de peinture et voilà, c’était parti ! Mais je n’ai rien peint depuis un an. Le confinement s’est imposé et, craignant une baisse d’énergie, je me suis consacré entièrement à ce que je considérais comme mon travail – le piano et la composition. J’aimerais toutefois reprendre le pinceau. Il faut attendre le moment opportun.

Le catholicisme, sujet bien personnel pour vous, est-il également une partie essentielle de votre vie et de votre expression ?
Oui, je pense. Nous avons tous besoin de nous tenir à quelque chose dans la vie, n’est-ce pas? J’ai vécu une période assez malheureuse lors de mes études à Manchester. Je ne veux pas tout raconter mais je crois fermement que chacun mérite d’avoir une chance de réparer ses torts, tourner la page et recommencer. C’est la valeur la plus importante issue de mes croyances religieuses, quelles qu’elles soient. Personne n’est au-delà de l’espoir.

Gardez-vous de l’espoir face à cette dernière année inédite ?
C’est un énorme choc pour nous tous. L’enjeu économique est terrible, mais la santé mentale subit un coup encore plus dur et les conséquences perdureront bien après la fin de la pandémie. Je compte sur un retour à la normale. J’espère, quand les salles de concerts rouvriront, que les gens retrouveront ce qu’ils ont perdu et qu’ils reviendront avec plus d’enthousiasme que jamais. Quant aux artistes, il devront réapprendre le métier de la scène. Jouer un instrument, ce n’est pas tout. Il faut savoir gérer les voyages, le stress, le repos avant le concert, tout ce que l’on apprend sur le tas au cours des années d’expérience. Ça reviendra, peut-être. Ou faudra-t-il encore le reconstruire ? On ne le saura qu’au moment où l’on pourra reprendre nos activités professionnelles.

Retenez-vous quelque chose de positif tout de même ?
Pendant toute ma carrière, je n’ai cessé de voyager. Je voyais rarement mon compagnon, malgré nos dix-huit ans passés ensemble. Cette année, j’étais enfin à la maison et j’ai réalisé combien ce temps était précieux. Je ne veux pas le sacrifier. J’aimerais, sur le long terme, avoir davantage de contrôle sur le nombre de concerts dans mon agenda. À un moment ou à un autre, nous nous retrouvons tous à faire du surplace. Se renouveler et repenser les choses, ça peut faire du bien.

Votre récital du 1er juin 2020 marquait la réouverture du Wigmore Hall. Deux mois et demi après, les salles de concert sont tombées dans le silence. Qu’avez-vous ressenti ?
C’était une expérience inédite et bouleversante, ce récital sans public. Il y avait partout un sentiment général de désorientation chez les gens car une partie si essentielle de leurs vies a été brutalement retranchée. Lors du récital, j’ai eu conscience de la présence du public, même si je ne le voyais pas. J’ai ressenti le soutien et le sens de la communauté venant des quatre coins du monde à travers les gens qui m’écoutaient et que je considère aussi comme des musiciens, car ils réagissent, avec sensibilité, à la musique à travers leurs âmes. C’est le plus grand privilège de ce métier.

Dans quel état retrouverons-nous les concerts de musique classique ?
J’espère que la crise nous donnera l’occasion de réévaluer le format des concerts. La notion qu’un concert doit commencer à 20h, durer au moins deux heures et avoir un entracte, est une idée contraignante et rebattue. Pour communiquer à travers la musique, il existe bon nombre de possibilités, que ce soient le lieu, l’horaire ou le contenu. C’est une question de souplesse ; bien évidemment, je ne cherche pas à supprimer ce qui est la norme. Mais il y a de la place dans notre monde si moderne et varié pour accueillir différentes perspectives. À vrai dire, un concert qui commence plus tôt le soir m’ira très bien. Je pourrais enfin dîner tranquillement avec mes amis sans courir après le dernier train pour rentrer à la maison ! [rires]

Cette ouverture d’esprit est également remarquable dans vos albums, dont beaucoup sont consacrés aux pièces de genre, célèbres ou méconnues, réunies sous un même thème. Pourquoi défendez-vous un répertoire souvent méprisé par ceux qui le considèrent comme frivole ?
La légèreté n’est-elle pas tout aussi importante ? Voilà une conviction qui m’est très chère. Depuis plus d’un siècle, on ne cesse de dire qu’une œuvre est pourvue de valeur seulement si elle est longue, grande et imposante. Faut-il composer un opéra pour faire passer un message ? Un prélude de Debussy en dit long, comme un haïku peut révéler plus qu’un roman. Les Nocturnes de Chopin, auxquels j’ai consacré mon dernier disque, sont des opéras en miniature ! Le xixe siècle nous a confié un trésor de courtes pièces exquises qui n’auraient pas été mises au jour si ce n’est par le biais d’albums composés, comme j’aime beaucoup en faire. C’est grâce à ces projets que j’ai pu programmer certains compositeurs qui ont très peu écrit pour le piano, comme Elgar et Sibelius. Par ailleurs, le tout premier enregistrement que mes parents m’ont offert était aussi une sorte de récital composé. Le pianiste était Clive Lythgoe, très connu dans les années 1960. Par ce disque, j’ai découvert la musique de Mompou, compositeur qui est devenu très important pour moi. Je n’avais jamais compris pourquoi on disait que Mompou était un compositeur obscur. J’ai connu sa musique avant celle de Mozart !

Parlez-nous de votre enfance. Vos parents n’étant pas musiciens, comment la musique vous est-elle venue ?
Comme un coup de foudre ! Il n’y avait aucune trace de musique chez nous, pas d’instrument ni de disques. Ma tante avait un piano et, tout petit – j’avais 2 ou 3 ans –, je passais chez elle pour en jouer. Je suppliais mes parents de m’en offrir un, et ils m’ont acheté un jouet piano ! Plus tard, quand ils ont compris que j’étais passionné, j’en ai enfi n eu un à l’âge de 4 ou 5 ans. Selon mon père, je connaissais plus de 70 comptines par cœur à un très jeune âge et quand j’allais au piano, je ne jouais pas de notes mais des accords !

Vous parlez souvent de vos parents et de la reconnaissance que vous leur réservez…
Ils ont toujours été très encourageants et ont beaucoup sacrifié pour moi, même s’ils ne connaissaient pas mon univers. Cela dit, la musique classique est devenue plus tard le violon d’Ingres de mon père. Il était fou de musique ! Il connaissait tout et écoutait de tout – Bruckner, Monteverdi, Stockhausen… L’amour et la compréhension qu’il portait à la musique sont absolument extraordinaires. En ce moment, je découvre beaucoup de choses intéressantes sur mon père à travers ses vieux carnets que je feuillette pour un projet de livre – des sortes de mémoires sur mon enfance et mes années d’études jusqu’à mon prix au Concours Naumburg en 1983. Écrire ses mémoires, c’est un exercice truffé de pièges. Combien faut-il révéler de soi ? Comment trouver le ton juste ? C’est très difficile, mais c’est aussi cathartique. J’espère faire revivre mes parents dans ce livre.

Propos recueillis par Melissa Khong.